Elections au Comité national de la recherche scientifique – section 39

Chèr•e•s collègues,

Maître de conférences en géographie à l’ENS de Lyon depuis 2010 et membre de l’UMR 5600 « Environnement, Ville, Société » , je candidate de manière indépendante aux élections dans la section 39.

Mes recherches portent sur le métabolisme des sociétés contemporaines, et plus particulièrement, sur la pollution et la gestion des déchets. Elles s’inscrivent dans une démarche géographique appuyée principalement sur des méthodes qualitatives et un dialogue soutenu avec le droit, les Science and Technology Studies et les sciences de l’environnement. J’ai développé depuis quelques années une expertise sur les questions nucléaires, qui m’a amené à diriger entre 2010 et 2014 le volet « Sciences humaines et sociales » du programme cadre du CNRS sur le nucléaire (NEEDS).

Entre 2016 et 2019, j’ai été membre nommé de la CID52 (Environnements sociétés). Lors de cette première expérience du travail en section, j’ai mesuré l’importance de tout ce qui y est réalisé (recrutements, évaluations, soutien aux initiatives scientifiques, délégations). Je suis convaincu que la recherche scientifique, en particulier celle qui est menée au sein du CNRS, joue et doit continuer à jouer un rôle essentiel face aux grandes questions environnementales, sociales et politiques auxquelles nous faisons face. Je souhaite à présent me mettre au service du rayonnement scientifique de la section 39 du CoNRS et de ma communauté de chercheuses et de chercheurs.

Ma candidature est motivée par trois convictions profondes :

  • La communauté scientifique de la section 39 est distribuée sur l’ensemble du territoire national : en tant qu’universitaire de région, basé à Lyon et natif de l’Est de la France, je suis attaché à la dimension nationale du CNRS et à son rôle dans chacune de nos universités.
  • La LPR change radicalement l’environnement et les conditions d’exercice de nos professions, ce qui suppose une vigilance accrue au sein de toutes les instances scientifiques du pays pour garantir l’équité dans les procédures de recrutement, dans les modalités de promotion et d’évaluation. Membre actif du Wiki Auditions des sections 23/24 du CNU depuis sa création, je suis extrêmement attentif à la transparence et à l’équité des procédures.
  • Membre du comité de rédaction des revues Tracés (2016-2019) et Nature Sciences Sociétés (depuis 2019), je connais les enjeux particuliers que la publication revêt aujourd’hui pour les personnels scientifiques (surtout pour les plus jeunes). Je souhaite contribuer au sein de la section à une réflexion sur la publication scientifique, sa valeur et ses usages.

Aussi, lors de ce mandat, je m’engage à :

  • Renforcer le périmètre thématique de la section 39. Ancrée dans les sciences de l’espace et du territoire, la section est riche du dialogue entre les disciplines et les spécialités, entre approches théoriques, empiriques et appliquées. Je m’engage à entretenir et à faire fructifier les échanges entre les approches au sein de la section, sans exclusive.
  • Promouvoir la recherche de haut niveau scientifique. S’il est difficile de donner une définition unique de «l’excellence scientifique», nous pouvons œuvrer à définir des critères justes permettant de garantir l’équité des recrutements mais aussi la singularité, la radicalité ou l’innovation des propositions de recherche, dans un esprit de liberté et de curiosité.
  • Œuvrer pour les valeurs de transparence, de collégialité et d’intégrité communes à l’ensemble du Comité National.

La recherche scientifique vit aujourd’hui une importante mutation, exacerbant les concurrences et sapant les coopérations. Je crois qu’il est possible d’associer un haut niveau d’exigence avec des démarches collectives organisées et interdisciplinaires pour avancer encore dans la connaissance. C’est pour ces raisons que je présente ma candidature et sollicite en toute indépendance vos suffrages.

Note de lecture : Jeremy Davies, The Birth of the Anthropocene.

La version définitive (substantiellement modifiée) de cette note a paru dans les Annales Histoire Sciences Sociales. Merci de vous y référer en cas de citation:

Romain j. Garcier, 2017, « Jeremy Davies The Birth of the Anthropocene Oakland, University of California Press, 2016, ix-234 p. », Annales Histoire Sciences Sociales 72(02):465-467
DOI : 10.1017/S0395264917000634

Parmi la production académique sur l’anthropocène, le livre de Jeremy Davies appartient à la catégorie des synthèses réflexives, à l’image de L’Évènement Anthropocène de Bonneuil et Fressoz (2013). Ces deux ouvrages partagent le souci de positionner l’Anthropocène parmi les catégories de la pensée et de le rapporter à des faits observables – en l’occurrence des changements environnementaux rapides et de grande ampleur. La première phrase du livre l’annonce : « Ceci est un livre sur la manière de prendre la mesure d’une crise » (p.1). Mais si les deux ouvrages appartiennent aux « humanités environnementales », c’est différemment qu’ils prennent la mesure de la crise. Jeremy Davies n’est pas historien : il enseigne la littérature à l’université de Leeds. Son propos n’est pas d’interroger les mécanismes historiques qui ont rendu l’Anthropocène possible. Il s’agit plutôt d’explorer ce que l’Anthropocène est susceptible de produire au sein des représentations collectives et des imaginaires politiques.

Pour Davies, inspiré par le poète canadien Don McKay (né en 1942), la productivité du concept provient de sa capacité à resituer l’histoire humaine dans une autre temporalité que celle de l’humanité : celle du « temps profond » (deep time) de la planète (p.10-12). Cette expression, forgée par analogie avec le deep space de l’astrophysique, fait référence aux époques reculées dont l’existence nous est connue par la science géologique. Mobiliser la géologie pour déployer les significations de l’Anthropocène : voilà l’ambition de Davies. Cette mobilisation ne se fonde pas uniquement sur le discours savant mais aussi sur le langage poétique et l’art du conteur. Écrivain subtil, l’auteur déploie le concept scientifique d’Anthropocène pour extraire de nouvelles ressources sémantiques, de nouvelles possibilités expressives. Il y a des échos latouriens dans ce projet, dans son enrôlement des non-humains, dans les stratégies terminologiques qu’il applique, dans la commensalité élargie qu’il appelle de ses vœux.

Si le projet est ambitieux, sa mise en œuvre apparaît au début assez classique. Les trois premiers chapitres du livre constituent un triptyque familier pour les lecteurs francophones, en particulier s’ils viennent du champ scientifique de la géographie : à un tableau général des transformations planétaires induites par l’action humaine (pp. 15-40) succède une réflexion sur la pluralité des discours et des significations relatifs à l’Anthropocène (pp. 41-68). Suit aux pages 69-111 une description des enjeux proprement méthodologiques de l’identification d’un nouvel âge géologique et du rôle de la Commission Internationale de Stratigraphie, qui résonne avec l’article fameux de Lewis et Maslin (2015). Très bien écrites, bénéficiant d’un très solide ancrage scientifique, ces pages sont utiles à défaut d’être entièrement neuves. Elles nourrissent la « version de l’Anthropocène » (p. 108) que propose l’auteur, et qu’il ramasse en cinq thèses (p. 108-111).

La première reconnaît au concept d’Anthropocène une genèse et des connotations clairement néo-catastrophistes, qui attribuent à l’agir humain une place majeure dans les bouleversements observables (I). Pourtant, pour l’auteur, il est impossible de limiter l’Anthropocène à cette lecture étroite, puisqu’il appartient à une série d’époques géologiques antérieures, mais similaires (II). De ce fait, pour Davies, l’Anthropocène n’est intéressant que dans la mesure où il réinsère l’histoire humaine (ou celle de certains collectifs humains) dans celle d’une Terre marquée par une instabilité constitutive (III). L’intéressant n’est donc pas l’Anthropocène comme moment stabilisé, mais comme transition. C’est là qu’il acquiert une signification dynamique pour l’humanité (IV). De ce fait, l’auteur appelle à embrasser la dimension géologique de l’histoire humaine et ce d’autant plus que la géologie, par les teneurs en CO2 de l’atmosphère par exemple, est d’ores et déjà devenue politique (V).

Les deux derniers chapitres possèdent un statut assez différent des trois chapitres liminaires, puisqu’ils contrastent l’Anthropocène avec le temps profond de la géologie et des paléoclimats terrestres. La narration de « l’histoire naturelle de la planète » (l’expression apparaît p. 28) restitue la complexité des facteurs qui la conditionnent, et dans le même mouvement, évacue le scandale, l’exceptionnalité de l’Anthropocène d’un point de vue géologique. Le chapitre 4 constitue une sorte de digest des évolutions géologiques, climatiques et faunistiques de – 640 millions d’années au début de l’Holocène (12000 BP). Il met en scène une parade fantastique d’animaux disparus, de catastrophes globales, de continents qui s’entrechoquent. Le chapitre 5 propose « une nécrologie de l’Holocène » qui prend la forme d’une plongée sensible dans un âge et un environnement en voie d’effacement : l’ample narration vise à dissiper les perceptions abstraites, inertes de l’Holocène pour leur substituer la description d’une « scène vivante » (p.151), jusqu’aux temps historiques.

Que conclure de ces vastes mouvements ? Le lecteur reste un peu circonspect. Si l’on est fort prêt à concéder à l’auteur l’utilité du terme d’Anthropocène, « mot unique, fermement ancré dans les sciences, qui permet d’indiquer l’ampleur de l’urgence écologique moderne » (p. 195) et à rendre hommage à l’érudition qu’il démontre, on reste moins convaincu du succès politique de la réinscription de l’histoire humaine dans la géologie. Elle aboutit à des formulations étranges : difficile en effet de voir comment, à la suggestion du poète Don McKay, il est possible ou politiquement productif que les humains se sentent « appartenir au temps profond, tout comme les trilobites et les organismes de l’Édiacarien » (p.193). De fait, l’auteur semble tiraillé entre le souci des humains les plus vulnérables à ces changements globaux, et une position que l’on pourrait qualifier d’esthétique, sensible au sombre chatoiement de la catastrophe à venir, tellement inévitable qu’il convient de l’embrasser toute entière.

Une telle position esthétique aboutit à une curieuse domestication de l’Anthropocène, puisqu’elle le reconnaît comme un destin planétaire que la Terre a déjà rencontré géologiquement. Cette vision, censée réformer les perceptions collectives, me semble au contraire porteuse d’une curieuse résignation, qui n’est pas le sentiment politique le plus puissant. De ce fait, le livre apporte un message ambigu : s’il est utile comme synthèse de très bonne facture sur le moment Anthropocène, il déçoit quelque peu sur le plan des imaginaires et des ambitions politiques.

Bibliographie

Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz. L’Événement Anthropocène : La Terre, l’histoire et nous, Paris : Le Seuil, 2013, 320 p.

Simon L. Lewis et Mark A. Maslin (2015), « Defining the Anthropocene », Nature, 519, 171-180. doi:10.1038/nature14258

Lectures estivales d’agrégation

L’Afrique : du Sahel et du Sahara à la Méditerranée

On remarquera qu'en 1811, on postulait l'existence d'une immense chaîne de montagne barrant l'Afrique d'est en ouest
A New Map of Africa, John Cary, 1811

Je suis partisan, en matière d’été avant l’agrégation, de prendre de vraies vacances reposantes. Le galop de la préparation est en effet fort court et intense (septembre-février) : il importe d’arriver au concours fraîche et pleine d’allant.

Par ailleurs, il faut bien comprendre qu’une préparation efficace se fait exactement comme un coloriage où l’on doit d’abord relier des points entre eux : il est inutile de commencer à colorier avant d’avoir tracé les contours. Donc, il est inutile de se lancer dans des lectures complexes avant d’avoir balisé le champ de ce qu’il y a à savoir. Ce sera l’objet des tous premiers cours.

En revanche, pour la géographie régionale (ou des territoires), la période de l’été est utilement employée à lire des romans ou des récits qui relatent une ambiance, des préoccupations, des noms de lieux, plutôt qu’à lire de la géographie académique dont vous ne retiendrez rien. Cherchez des atmosphères plutôt que des faits. Cela vous servira.

Je vous suggère donc  une série de livres à lire sur la plage ou dans une chaise longue.

  • Boyle T.C. Water Music, Phébus, 2012 : un énorme (800 p.) récit épique sur les aventures de Mungo Park au début du 19e siècle, à la recherche du fleuve Niger.
  • Caillié, René. Voyage à Tombouctou, La Découverte, 2007 (2 tomes !).
  • Fromentin, Eugène. Un Été dans le SaharaUne Année dans le Sahel: ces textes se trouvent en poche et dans les œuvres complètes publiées en Pléïade en 1984.
  • Le Clezio, Jemia et JMG. Gens des Nuages, Flammarion, 1999. (avec des photographies. Ce livre est bien supérieur au très surfait Désert du même Le Clézio).
  • Monod, Théodore. Méharées, Actes Sud/Babel, 1998.
  • Park, Mungo. Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, La Découverte, 2009.

Les cadrages des questions au concours se trouvent ici :

http://media.devenirenseignant.gouv.fr/file/agregation_externe/06/3/p2018_agreg_ext_geographie_741063.pdf

Un peu de géographie historique

Eric a récemment attiré mon attention sur un article de Philippe Boulanger, « La renaissance de la géographie historique en France depuis les années 1990 », paru dans la Revue de géographie historique en 2012. Ph. Boulanger y propose un aperçu du développement de la géographie historique depuis les origines et donne des clés utiles pour comprendre le champ. En particulier, il distingue deux manières de procéder : la géographie dite rétrospective (qui utilise des méthodes géographiques pour les appliquer à des situations passées) ; et la géographie historique au sens strict, qui propose « la recherche dans le passé d’une explication du présent » (de Planhol).

Ph. Boulanger a la générosité de citer mon travail de thèse parmi les éléments qui ont apporté à ce champ dans les années récentes. Mais, aussi convaincu que je sois de l’utilité et de l’intérêt de la géographie historique (au sens large) comme approche de recherche, je suis loin de partager la confiance de Ph. Boulanger dans le futur d’une branche de la discipline que je crois moribonde. Plus exactement, je crois que la géographie historique comme champ autonome n’a aucun avenir dans le contexte universitaire actuel. En revanche, je pense que les méthodes de la géographie historique sont extraordinairement utiles dans certains domaines, et en particulier dans celui que je connais le mieux, les études environnementales.

Je partirai de deux expériences qui, je crois, éclairent un peu la situation.

Première expérience : quand je suis allé faire un post-doctorat en Angleterre, je me suis aperçu que la plupart des géographes humains de plus de cinquante ans avaient tous commencé leur carrière par un doctorat en géographie historique. Derek Gregory, David Harvey, Nicky Gregson, et d’autres : toutes et tous ont travaillé dans le champ avant d’en sortir. Quand ils évoquent les raisons qui ont motivé ce qu’ils décrivent parfois comme une « réinvention de soi », ces géographes britanniques citent la difficulté d’introduire de concilier des recherches en géographie historique avec des considérations théoriques. Ce n’était pas si difficile au début : ces géographes s’inscrivaient tous dans une perspective marxiste (que curieusement Ph. Boulanger n’évoque pas du tout). C’est assez logique : la théorie marxiste faisait la promesse d’ouvrir le « continent histoire », selon l’expression d’Althusser. Mais progressivement, ils ont suivi des évolutions divergentes : certains (Harvey) ont conservé un fort ancrage marxiste, mais se sont détachés de la géographie historique. Derek Gregory quant à lui a conservé un intérêt pour les questions de géographie historique, mais en les réinscrivant dans un cadre théorique radicalement différent (études postcoloniales). Gregson, pour sa part, a abandonné de concert la géographe historique et le marxisme en adoptant des vues plutôt latouriennes des questions sociales contemporaines. Dans tous les cas, ce qui ressort, c’est le rapport complexe de la géographie historique avec la théorie, et en particulier, la difficulté de postuler une unité théorique de la géographie historique. La situation est encore plus marquée en France. La question ne se posait pas dans le paradigme classique, vidalien, puisque la géographie était structurellement historique. Mais suite à l’effacement de ce paradigme, comment repenser la discipline elle-même ? Quelle est aujourd’hui la théorie dont pourrait se prévaloir la géographie historique ? Que cherche-t-elle à expliquer ? Si l’on regarde, les états de l’art parus récemment dans Progress in Human Geography sous la plume de Karl Offen, on s’aperçoit que les travaux de géographie historique conduits actuellement à l’échelle internationale ont le souci de contribuer à une connaissance géographique plus générale, en incorporant des considérations théoriques nouvelles ou en introduisant des méthodes innovantes.

Deuxième expérience, plus personnelle : en 2005, fraîchement titulaire d’un doctorat en géographie historique de l’environnement bien reçu dans la communauté des géographes, j’ai dû me rendre à l’évidence. Ca n’intéressait absolument personne – il m’a fallu plus de 5 ans et une reconversion thématique pour trouver un poste permanent à l’université. Je déconseille aujourd’hui formellement à mes étudiants de se lancer dans des sujets de géographie historique. Plus aucun poste n’est affiché, depuis de nombreuses années, en « géographie historique ». Quelques géographes ont pu trouver à s’employer dans les années récentes en faisant valoir un ancrage « histoire et épistémologie de la discipline » plus qu’un ancrage de géographie historique traditionnelle (Debarre). D’autres travaillaient dans le domaine de la géographie de l’environnement (Rochel, Gautreau, Le Lay). On peut bien sûr déplorer cet état de fait. Mais j’y vois aussi le signe que la géographie historique est passée de mode en France parce qu’elle n’a pas su faire la démonstration qu’elle pouvait s’insérer dans les conversations géographiques contemporaines, du point de vue des thèmes, des approches ou des méthodes. Les géographes qui conservent un intérêt pour la passé ne se réclament plus de la géographie historique, parce que ce n’est plus l’endroit où se tiennent les conversations scientifiques.

Ces deux aspects pourraient laisser accroire que je m’emploie à jeter le bébé avec l’eau du bain. Rien ne serait plus faux. Si je pense que la géographie historique en tant que sous-discipline n’a guère d’avenir (sous les deux rapports de sa relation à la théorie et de son inscription dans un champ professionnel), je suis un fervent partisan de la mobilisation méthodique d’informations historiques pour des recherches contemporaines. Cela impose bien sûr de mobiliser, pour l’analyse des données, les méthodes actuelles (SIG). Cela impose aussi de repenser la relation aux archives, qui restent uniques parmi les sources qualitatives par la densité d’informations qu’elles procurent. J’écrirai probablement sur ce sujet dans le futur.

Ah! Un peu de géopolitique!

L’Ecole Energie Recherche du CNRS, à destination des doctorants et des jeunes docteurs, m’a invité à présenter une conférence vespérale lors de la prochaine édition qui se tiendra mi mars à Roscoff. Voici le résumé de mon intervention, intitulée « Energie et géopolitique : déconstruire quelques idées reçues »:

« L’énergie est souvent traitée dans les médias et par les « géopolitologues » professionnels comme un cas d’école des tensions et des rivalités de nature géopolitique. La maîtrise des ressources énergétiques y est communément analysée comme une composante essentielle de la stratégie des Etats et décrite comme le ressort ultime de leur politique (notamment étrangère). Ces explications convoquent une série d’acteurs clairement identifiés : les Etats eux-mêmes, mais aussi les compagnies pétrolières, les industriels du « lobby nucléaire », les organisations internationales, tous engagés dans des relations complexes pour capter et sécuriser les approvisionnements énergétiques. Des cartes sont mobilisées pour asseoir ces présentations et donner un caractère d’évidence à la « grande géopolitique » qu’elles invoquent et décrivent.

Ma présentation se propose de prendre le contrepied de cette lecture des enjeux énergétiques globaux, en montrant qu’elle est impuissante à saisir ce qui se joue politiquement autour des enjeux énergétiques contemporains. En me fondant sur les idées développées par Timothy Mitchell dans Carbon Democracy (La Découverte, 2013), par Andrew Barry dans Material Politics : Disputes along the pipeline (Wiley, 2013) et par Gabrielle Hecht dans Uranium africain : une histoire globale (Le Seuil, 2016), j’argumente qu’il est nécessaire de « re-matérialiser » les discussions autour des enjeux énergétiques, en substituant à une lecture en termes de rivalités étatiques une considération sérieuse des propriétés matérielles des formes prises par l’énergie et de leurs conséquences politiques. Cela permet de renverser les perspectives géopolitiques en en faisant varier les échelles géographiques, et surtout, de faire une place aux enjeux ouverts par les formes énergétiques à l’ère de la transition énergétique. »

MàJ : télécharger le PDF de ma présentation

Dark archival matter

Avec le printemps reviennent les hirondelles, et les demandes de dérogation pour la consultation des archives nationales. J’avais identifié en septembre un certain nombre de cartons d’archives qui m’intéressaient aux AN, où je ne suis jamais allé (je connais bien en revanche les archives municipales de Thionville). La base PRIAM3 permet de plonger, à partir de mots clés, dans toutes les archives récentes. Parmi les cartons auxquels j’avais demandé l’accès le 21 septembre 2011, je n’ai obtenu, le 12 avril 2012, l’autorisation de n’en consulter qu’environ la moitié. J’ai deux mois pour formuler un recours auprès de la Commission d’accès aux documents administratifs mais j’ai peu d’espoir étant donné la motivation du refus qui m’a été opposé. J’avais eu le même problème en Lorraine quand j’avais demandé des cartons relatifs à la politique régionale en matière de pollution industrielle de l’eau. Finalement, j’avais eu gain de cause sans avoir à faire une demande officielle à la CADA – les dossiers en question n’étant pas d’une sensibilité extrême. Le problème est renforcé par le caractère composite de certains cartons, qui contiennent des dossiers d’inégale sensibilité. Il est techniquement possible de n’obtenir communication que de quelques dossiers d’un carton mais cela ralentit le processus d’autorisation. En tout état de cause, je suis impatient de me plonger dans ces cartons. La densité des archives en fait un matériau extraordinaire pour comprendre rapidement une situation.

Petit lait

« L’efficacité de l’agence financière de bassin s’est trouvé diminuée par la nécessité dans laquelle elle se trouvait de se faire accepter des autres acteurs du bassin: c’est encore la rivière qui fit les frais de la répugnance de l’Administration à appuyer des politiques publiques environnementales non consensuelles. »

RjG, « L’établissement d’un consensus contre la rivière », chapitre 10 de La pollution industrielle de la Moselle française, 2005, p.  317

« D’autre part, la recherche systématique du consensus peut éloigner la décision de l’optimum environnemental. Ainsi, la volonté du comité de bassin de Rhône-Méditerranée-Corse de contenir la progression des redevances a-t-elle eu des effets malthusiens sur les interventions. »

Rapport public annuel de la Cour des Comptes, « Les instruments de la gestion durable de l’eau », 2010, p. 634

 

Gasland

Je suis allé voir Gasland, dimanche. Gasland, c’est une sorte de journal de route à travers l’Amérique du gas de schiste. Le film est très évocateur, très bien fait, et il a d’ailleurs été nominé aux Oscars dans la catégorie du meilleur documentaire. Le tableau dressé par Josh Fox a des airs d’apocalypse. Depuis 2005, les compagnies d’extraction de pétrole et de gaz sont exemptées des rigueurs du Safe Drinking Water Act américain – et ont donc toute latitude pour utiliser quantités de produits chimiques (750 d’après un récent rapport officiel, dont plus d’une trentaine de produits toxiques et cancérogènes) pour libérer le méthane contenu dans les formations sédimentaires profondes, via la technique du fracturage hydraulique (ou « fracking »). Poussées par l’administration Bush (et en particulier Dick Cheney, ancien PDG d’Haliburton), ces dispositions reviennent à empêcher la régulation des pratiques d’extraction, alors même que des contaminations des aquifères sont susceptibles de survenir, que ce soit au cours de la phase de forage des puits, des rejets d’eau contaminée en surface, ou par la remontée de méthane le long des fissures de la roche. Une bonne part du documentaire se passe chez les gens modestes qui ont à faire face à ces effets désastreux. Dans une séquence ahurissante, un habitant enflamme l’eau qui sort du robinet de sa cuisine.

 

Je m’attendais à un réquisitoire argumenté, pendant « gas de schiste » du film d’Al Gore. En fait, le film est beaucoup plus introspectif. Les paysages, les rivières sont des acteurs importants, par leur puissance d’évocation et les valeurs dont ils sont porteurs. Constellés de puits, de tuyaux, de réservoirs, remodelés pour faciliter l’extraction, arrachés aux habitants qui les occupent et qui leur donnent un sens, les paysages américains sont au coeur du débat.

Je m’attendais aussi à voir une salle comble, étant donnée l’actualité du gaz de schiste en France. Nous étions quatre dans la salle.

La ville sur la mer

En fin de semaine, j’étais en déplacement dans l’ouest de la France, pour faire des visites de sites nucléaires. C’est là que nous avons appris, vendredi matin, la nouvelle du terrible séisme qui a frappé le Japon et des conséquences en chaîne sur les populations, les villes, et les infrastructures nucléaires. A l’heure de ce post, les impacts sanitaires et environnementaux ne sont pas encore complètement connus, et probablement encore en devenir tant les incertitudes sont fortes, mais il est déjà évident que ce drame aura des conséquences très concrètes sur la « renaissance du nucléaire » et la construction de nouvelles centrales. L’Indonésie persistera-t-elle dans sa volonté de construire des centrales, ou bien se rangera-t-elle à l’avis, rescindé depuis par le pouvoir, de l’assemblée islamique qui y avait déclaré le nucléaire impur (haram), comme l’écrivait Sulfikar Amir? Les centrales actuelles et futures sont conçues pour résister à un séisme de magnitude 7 et je ne sais pas de combien la prise en compte de séismes de magnitude supérieure serait susceptible de renchérir le coût de construction, déjà considérable, d’une centrale nucléaire moderne.


On prend conscience, en visitant les chantiers, de la complexité de leur mise en oeuvre, du gigantisme de l’entreprise. Cette PIG montre les voitures des travailleurs sur le chantier de Flamanville: les parkings prévus sur le site sont trop exigus pour accueillir les véhicules des 2500 ouvriers actuellement présents. La file se prolonge sur plus d’un kilomètre et sera probablement encore plus conséquente cet été, quand ce seront 3800 ouvriers qui seront présents lors du lancement de la phase électrotechnique du chantier. La mer fournit un arrière-plan grandiose, vaguement menaçant, au gigantisme de la construction.