Résidus miniers, parfum de scandale?

Comme Eric l’a indiqué dans un commentaire sur le post précédent, France 3 a diffusé hier un long reportage en première partie de soirée sur la contamination de l’environnement par les stériles et les résidus de traitement provenant des mines d’uranium exploitées en France entre 1948 et 2001. Le reportage était bien conçu, même si la complexité des questions liées à la radioactivité rend difficile un traitement exhaustif et en particulier, arrive à répondre aux questions conjointes de la dangerosité et du risque. La distinction entre ces deux concepts fait partie de la trousse à outils du « cyndinologue ». Le risque n’est que la réalisation statistique du danger. La chute d’une météorite sur ma maison est dangereuse, mais sa probabilité d’occurence est infime. Le risque est donc faible, même si le danger (c’est-à-dire les dommages occasionnés par l’évènement) est très grand. Cette ambiguïté était au coeur du reportage d’hier soir. Pour les journalistes, le danger et le risque étaient assimilés. Pour l’industrie nucléaire et les pouvoirs publics, le risque est faible parce que la réalisation du danger (sanitaire notamment) est très peu probable.

Mais de quel danger s’agit-il? Car, comme le reportage le montrait bien, ce qui est en jeu ici, c’est la question des « faibles doses ». Les radiations ont deux types d’effets. Quand un corps vivant est exposé à de grandes quantités de radiations, des effets « déterministes » apparaissent, c’est-à-dire des symptômes aigus. L’ex-agent russe empoisonné au polonium en montrait quantité: chute des cheveux, lésions internes, etc. Mais quand les doses sont moins importantes, les effets sont « probabilistes »: apparition de cancers, problèmes de fertilité, etc, qui peuvent ne se déclarer que des années après l’exposition, s’ils se déclarent. En définitive, le rôle des normes est fondamental: ces normes d’exposition sont essentiellement des consensus scientifiques qui font l’objet d’une adaptation sociale sur le terrain. La norme n’est pas quelquechose d’absolu et le nucléaire opère dans un environnement puissamment nominaliste. Qu’est-ce qui est un déchet? Qu’est-ce qui est un résidu minier? Une entreprise peut-elle être poursuivie pour « abandon de déchets » quand ces produits ne sont pas des « déchets » au sens légal du terme? Voilà un beau cas d’école des relations entre géographie et droit qui m’occupent actuellement!

Le retour de la matérialité

La crise actuelle des matières premières passe un peu à l’arrière-plan, en ces moments de financial meltdown. Mon attention a cependant été retenue par cet article du Monde qui parlait des tensions sur le marché du lithium, où la tonne est passée en cinq ans de 350$ à 3000$, la faute au développement des usages énergétiques du métal (pour les batteries). On ne parle pas assez des ces ressources minières dont les modalités d’exploitation et surtout de commercialisation sont très peu connues. « Le marché est opaque », dit un bon connaisseur dans l’article. Ca me rappelle quelques autres matériaux, qui ne font pas l’objet de cotations officielles. L’uranium, par exemple, dont les prix sont fixés selon des modalités assez étranges (le prix « Spot » est fourni par deux sociétés privées qui rassemblent des infos sur les contrats signés, le prix « de long terme », bien inférieur, est défini dans les contrats bilatéraux d’approvisionnement de longue durée — jusqu’à 15 ans pour le contrat signé hier par Areva en Chine).

D’un point de vue géographique, le cas du lithium est un bon exemple du retour de la matérialité. Après une décennie de « simulacres », de cyber-trucs, de réalité virtuelle, materiality is back with a vengeance. Et on s’aperçoit que raisonner en termes géographiques sur des dispositifs matériels d’approvisionnement fait totalement sens, notamment quand les zones économiquement exploitables sont peu nombreuses. Pour conclure sur l’affaire du lithium, quelque chose m’a intrigué. Nulle part n’est fait référence à un autre usage du lithium, à savoir, son usage nucléaire. Il faut savoir en effet que le lithium 6 est considéré comme une matière nucléaire par la loi française de 1980, parce qu’il intervient dans la fabrication de certains produits (notamment les têtes nucléaires, si ma mémoire est bonne). Et surtout, il est nécessaire à la réalisation de la fusion nucléaire (poursuivie par le projet ITER, installé dans le sud de la France et dont on a beaucoup parlé il y a quelques temps). Je serais curieux de savoir si la disponibilité en lithium 6 a été considérée quand la décision a été prise de lancer le projet ITER. A moins qu’il y ait d’autres sources de lithium 6 que les mines dont il est fait mention dans l’article du Monde?

Irradiation médiatique

Pas un jour ne se passe sans une mention aux questions nucléaires dans l’actualité. Un jour, on s’avise que l’Angleterre exporte du plutonium vers la France. Un autre, le président français signe des contrats d’assistance technique avec tel ou tel pays. Un autre jour encore, l’Italie annonce, après la Grande-Bretagne, qu’elle va relancer le nucléaire qu’elle avait abandonné en 1987. Aujourd’hui, c’était une déclaration parallèle de Gordon Brown et de François Fillon sur la nécessité pour chaque pays de construire de nouvelles centrales nucléaires pour agir sur le prix du pétrole.

Cette actualité me va bien : c’est précisément de nucléaire dont je m’occupe en ce moment. J’avais un peu décidé de ne pas livrer ici mes réflexions sur la question (work in progress, confidentalité, tout ça) mais les récents articles du Monde appellent quelques commentaires. Deux choses m’intéressent particulièrement : d’abord, les réactions des lecteurs des sites, qui agissent (au sens de « perform ») la controverse sur le nucléaire. Je suis frappé de voir à quel point les réactions sont immédiates et instinctives, comment les lecteurs reprennent le débat en usant de termes et des formules très classiques. On a l’impression que rien n’a progressé dans cette controverse, qu’il n’y a pas eu, sur la question du nucléaire, d’apprentissage collectif qui aurait permis d’en reformuler les termes (peut-être faut-il y voir un sujet « hybride » au sens de Callon/Latour, et qu’il est donc impossible de « trancher » de manière définitive par les formes classiques du débat d’idées… d’ailleurs, soit dit en passant, je suis frappé de voir la popularité de Callon/Latour dans la géographie anglaise, ils sont accommodés à toutes les sauces, c’est réjouissant… C’est un peu comme Gordon Ramsay, on le voit partout, sur toutes les chaînes de télé, même quand il ne fait qu’expliquer comment cuire des pâtes. Mais je m’égare). Le plus neuf, dans cette histoire, c’est l’apparition du changement climatique (« le nucléaire ne produit pas de gaz à effet de serre ») : le reste a déjà été entendu cent fois.

Deuxième chose : l’absence totale d’ordres de grandeur numériques dans les commentaires. Tout se passe si on raisonnait uniquement sur des principes, jamais sur des quantités, des sommes, des flux. J’avais tendance à répéter aux quelques étudiants qui ont eu à me subir que la maîtrise des ordres de grandeur, c’est ce qui sépare la bonne géographie de la mauvaise.

L’histoire du plutonium anglais, cela dit, soulève quelques interrogations. L’Angleterre exporte donc vers la France de faibles quantités  de plutonium, transports entourés d’une discrétion certaine. Quand je dis faibles, c’est par rapport à des ordres de grandeur industriels. 1,6 tonnes, ce n’est pas grand’chose pour un produit industriel… mais reste à savoir si le plutonium est un produit industriel classique. Dans le cas présent,  l’idée, comme le rapporte Le Monde environ 3 mois après The Independent (le journalisme français est à la pointe), est de faire fabriquer en France, à l’usine Melox de Marcoule (et non de Cadarache, ami journaliste du Monde), du combustible MOX. Le MOX est un produit qui contient 93% d’uranium dit appauvri (qui contient moins d’isotope Uranium 235 que l’uranium naturel) et 7% de plutonium. Il est utilisé dans les centrales nucléaires classiques. Le MOX a toute une histoire : un peu comme l’aniline, il a été inventé pour tirer parti du plutonium dont on ne savait que faire. Le plutonium, dans l’esprit des scientifiques et des industriels des années 1960, ça servait à faire deux choses : des bombes (si je ne me trompe pas, le plutonium a une masse critique d’environ 5 kg) ; et de l’électricité, dans un type particulier de réacteurs appelés « réacteurs à neutrons rapides ». Or, les inventaires de bombes étant complets et les réacteurs à neutrons rapides n’ayant jamais réussi à passer au stade industriel (Phénix à Marcoule, ça marche bien, Superphénix, ça ne marchait pas), il fallait bien parvenir à faire quelque chose du plutonium. D’où l’idée de l’utiliser dans des centrales nucléaires « classiques », avec ce fameux MOX.

Plusieurs choses sont étonnantes dans les transports de plutonium anglais vers la France :
1. Qu’on transporte du plutonium. En général, les transports internationaux de matières radioactives de haute activité concernent des choses moins « proliférantes » que le plutonium (qui ne peuvent pas servir à faire des bombes) : des déchets nucléaires, ou du MOX déjà fabriqué comme c’est le cas vers le Japon. En revanche, en France, il y a beaucoup de transports internes de plutonium entre La Hague (sur le presqu’île du Cotentin) et l’usine de Marcoule (dans le Gard). Ces transports se font par camions banalisés et suite à une action célèbre de Greenpeace à Chalons sur Saône en 2003, toutes les informations à leur sujet sont couvertes par le secret-défense. Le transport entre Angleterre et France indique donc que les Anglais sont vraiment aux abois et ont bien du mal à honorer leurs contrats de fabrication de MOX. Et pour cause : leur usine de MOX n’a jamais fonctionné. Sur le même site (Sellafield), l’usine de séparation de plutonium (THORP) connaît des difficultés à répétition.
2. Qu’on utilise un ferry classique pour le transport et non un navire spécial (comme ceux qui ont été utilisés pour le transport de matières hautement actives vers le Japon dans les années 1990, le Pacific Pintail et le Pacific Sandpiper de la société PNTL). Ça, c’est vraiment curieux (l’argument de la proximité des deux usines paraissant assez faible). Histoire de coût ? De disponibilité des navires ? D’emballages des colis de plutonium ?
3. L’apparence de joyeux foutoir dans la répartition des responsabilités et la diffusion de l’information. Le nucléaire est probablement l’industrie la plus surveillée qui soit mais cela donne l’impression extérieurement d’un enchevêtrement des responsabilités et des procédures. Par exemple, l’ « Autorité de sûreté nucléaire » n’a pas la responsabilité de la sécurité des transports de plutonium… parce que « sûreté » et « sécurité » sont deux choses différentes dans l’industrie nucléaire, pour contre-intuitif que cela paraisse.

J’attends avec intérêt les nouveaux développements de la situation!