Pas un jour ne se passe sans une mention aux questions nucléaires dans l’actualité. Un jour, on s’avise que l’Angleterre exporte du plutonium vers la France. Un autre, le président français signe des contrats d’assistance technique avec tel ou tel pays. Un autre jour encore, l’Italie annonce, après la Grande-Bretagne, qu’elle va relancer le nucléaire qu’elle avait abandonné en 1987. Aujourd’hui, c’était une déclaration parallèle de Gordon Brown et de François Fillon sur la nécessité pour chaque pays de construire de nouvelles centrales nucléaires pour agir sur le prix du pétrole.
Cette actualité me va bien : c’est précisément de nucléaire dont je m’occupe en ce moment. J’avais un peu décidé de ne pas livrer ici mes réflexions sur la question (work in progress, confidentalité, tout ça) mais les récents articles du Monde appellent quelques commentaires. Deux choses m’intéressent particulièrement : d’abord, les réactions des lecteurs des sites, qui agissent (au sens de « perform ») la controverse sur le nucléaire. Je suis frappé de voir à quel point les réactions sont immédiates et instinctives, comment les lecteurs reprennent le débat en usant de termes et des formules très classiques. On a l’impression que rien n’a progressé dans cette controverse, qu’il n’y a pas eu, sur la question du nucléaire, d’apprentissage collectif qui aurait permis d’en reformuler les termes (peut-être faut-il y voir un sujet « hybride » au sens de Callon/Latour, et qu’il est donc impossible de « trancher » de manière définitive par les formes classiques du débat d’idées… d’ailleurs, soit dit en passant, je suis frappé de voir la popularité de Callon/Latour dans la géographie anglaise, ils sont accommodés à toutes les sauces, c’est réjouissant… C’est un peu comme Gordon Ramsay, on le voit partout, sur toutes les chaînes de télé, même quand il ne fait qu’expliquer comment cuire des pâtes. Mais je m’égare). Le plus neuf, dans cette histoire, c’est l’apparition du changement climatique (« le nucléaire ne produit pas de gaz à effet de serre ») : le reste a déjà été entendu cent fois.
Deuxième chose : l’absence totale d’ordres de grandeur numériques dans les commentaires. Tout se passe si on raisonnait uniquement sur des principes, jamais sur des quantités, des sommes, des flux. J’avais tendance à répéter aux quelques étudiants qui ont eu à me subir que la maîtrise des ordres de grandeur, c’est ce qui sépare la bonne géographie de la mauvaise.
L’histoire du plutonium anglais, cela dit, soulève quelques interrogations. L’Angleterre exporte donc vers la France de faibles quantités de plutonium, transports entourés d’une discrétion certaine. Quand je dis faibles, c’est par rapport à des ordres de grandeur industriels. 1,6 tonnes, ce n’est pas grand’chose pour un produit industriel… mais reste à savoir si le plutonium est un produit industriel classique. Dans le cas présent, l’idée, comme le rapporte Le Monde environ 3 mois après The Independent (le journalisme français est à la pointe), est de faire fabriquer en France, à l’usine Melox de Marcoule (et non de Cadarache, ami journaliste du Monde), du combustible MOX. Le MOX est un produit qui contient 93% d’uranium dit appauvri (qui contient moins d’isotope Uranium 235 que l’uranium naturel) et 7% de plutonium. Il est utilisé dans les centrales nucléaires classiques. Le MOX a toute une histoire : un peu comme l’aniline, il a été inventé pour tirer parti du plutonium dont on ne savait que faire. Le plutonium, dans l’esprit des scientifiques et des industriels des années 1960, ça servait à faire deux choses : des bombes (si je ne me trompe pas, le plutonium a une masse critique d’environ 5 kg) ; et de l’électricité, dans un type particulier de réacteurs appelés « réacteurs à neutrons rapides ». Or, les inventaires de bombes étant complets et les réacteurs à neutrons rapides n’ayant jamais réussi à passer au stade industriel (Phénix à Marcoule, ça marche bien, Superphénix, ça ne marchait pas), il fallait bien parvenir à faire quelque chose du plutonium. D’où l’idée de l’utiliser dans des centrales nucléaires « classiques », avec ce fameux MOX.
Plusieurs choses sont étonnantes dans les transports de plutonium anglais vers la France :
1. Qu’on transporte du plutonium. En général, les transports internationaux de matières radioactives de haute activité concernent des choses moins « proliférantes » que le plutonium (qui ne peuvent pas servir à faire des bombes) : des déchets nucléaires, ou du MOX déjà fabriqué comme c’est le cas vers le Japon. En revanche, en France, il y a beaucoup de transports internes de plutonium entre La Hague (sur le presqu’île du Cotentin) et l’usine de Marcoule (dans le Gard). Ces transports se font par camions banalisés et suite à une action célèbre de Greenpeace à Chalons sur Saône en 2003, toutes les informations à leur sujet sont couvertes par le secret-défense. Le transport entre Angleterre et France indique donc que les Anglais sont vraiment aux abois et ont bien du mal à honorer leurs contrats de fabrication de MOX. Et pour cause : leur usine de MOX n’a jamais fonctionné. Sur le même site (Sellafield), l’usine de séparation de plutonium (THORP) connaît des difficultés à répétition.
2. Qu’on utilise un ferry classique pour le transport et non un navire spécial (comme ceux qui ont été utilisés pour le transport de matières hautement actives vers le Japon dans les années 1990, le Pacific Pintail et le Pacific Sandpiper de la société PNTL). Ça, c’est vraiment curieux (l’argument de la proximité des deux usines paraissant assez faible). Histoire de coût ? De disponibilité des navires ? D’emballages des colis de plutonium ?
3. L’apparence de joyeux foutoir dans la répartition des responsabilités et la diffusion de l’information. Le nucléaire est probablement l’industrie la plus surveillée qui soit mais cela donne l’impression extérieurement d’un enchevêtrement des responsabilités et des procédures. Par exemple, l’ « Autorité de sûreté nucléaire » n’a pas la responsabilité de la sécurité des transports de plutonium… parce que « sûreté » et « sécurité » sont deux choses différentes dans l’industrie nucléaire, pour contre-intuitif que cela paraisse.
J’attends avec intérêt les nouveaux développements de la situation!