Ayant passé les deux derniers jours un peu de temps dans le train, j’en ai profité pour faire de la lecture en retard. J’ai presque fini A Brief History of Neoliberalism, par David Harvey. Le livre, paru en 2005, est malgré tout d’une grande actualité. David Harvey is a man of many books, dont les deux plus connus sont The Condition of Postmodernity et Limits to Capital. Dans ces deux livres, parus à 15 ans d’intervalle, Harvey tente d’insérer dans la théorie marxiste les éléments géographiques qui lui font défaut. J’ai relu récemment la controverse qui avait animé l’Espace géographique à la fin des années 1970 quand Paul Claval avait tenté de montrer que le marxisme n’avait pas de base géographique. Il s’était attiré une réponse cinglante et un peu putassière, il faut bien le dire, de la part d’un « groupe de géographes » aussi marxistes qu’anonymes. Dans Limits to Capital, Harvey introduit le concept de « spatial fix », qui généralise les intuitions de Lénine à propos de l’impéralisme (« stade ultime du capitalisme »). En interrogeant la résilience du système capitaliste, Harvey montre que le capital, pour combattre les crises de suraccumulation, utilise des stratégies géographiques en faisant basculer (« switch ») les flux de capitaux d’une zone à l’autre. Le « spatial fix » ne s’accompagne pas nécessairement d’impérialisme politique parce que les zones en question peuvent être domestiques : simplement, le switch ouvre de nouveaux champs au capital (par exemple, les infrastructures urbaines, les réseaux d’eau, le logement, etc.). Dans The Condition of Postmodernity, Harvey rapproche le postmodernisme comme mouvement intellectuel et artistique de la compression de l’espace-temps caractéristique du capitalisme contemporain — le postmodernisme étant analysé comme un symptôme (« condition ») du mode de fonctionnement du système économique à l’ère du post-fordisme. A Brief history of Neoliberalism est facile à lire mais terriblement efficace dans sa manière de mobiliser toutes sortes de données économiques et géographiques pour décortiquer l’emprise de la théorie libérale et surtout, les fossés considérables qui existent entre cette théorie et son application concrète. Le chapitre sur la Chine est spectaculaire. Je déplore beaucoup que Harvey ne soit pas systématiquement traduit en français. Les gens le connaissent surtout parce qu’en 2004, il a partagé le prix Vautrin-Lud du FIG de Saint Dié avec Paul Claval. Ce qui ne manque pas d’ironie.
New working paper
A new working paper entitled « The social dynamics of water pollution » is available on the Waste of the World website (in PDF). Any comments/criticism very welcome!
Update, 17/12/2009: This WP has been published with significant changes in the Journal of Historical Geography.
Le retour de la matérialité
La crise actuelle des matières premières passe un peu à l’arrière-plan, en ces moments de financial meltdown. Mon attention a cependant été retenue par cet article du Monde qui parlait des tensions sur le marché du lithium, où la tonne est passée en cinq ans de 350$ à 3000$, la faute au développement des usages énergétiques du métal (pour les batteries). On ne parle pas assez des ces ressources minières dont les modalités d’exploitation et surtout de commercialisation sont très peu connues. « Le marché est opaque », dit un bon connaisseur dans l’article. Ca me rappelle quelques autres matériaux, qui ne font pas l’objet de cotations officielles. L’uranium, par exemple, dont les prix sont fixés selon des modalités assez étranges (le prix « Spot » est fourni par deux sociétés privées qui rassemblent des infos sur les contrats signés, le prix « de long terme », bien inférieur, est défini dans les contrats bilatéraux d’approvisionnement de longue durée — jusqu’à 15 ans pour le contrat signé hier par Areva en Chine).
D’un point de vue géographique, le cas du lithium est un bon exemple du retour de la matérialité. Après une décennie de « simulacres », de cyber-trucs, de réalité virtuelle, materiality is back with a vengeance. Et on s’aperçoit que raisonner en termes géographiques sur des dispositifs matériels d’approvisionnement fait totalement sens, notamment quand les zones économiquement exploitables sont peu nombreuses. Pour conclure sur l’affaire du lithium, quelque chose m’a intrigué. Nulle part n’est fait référence à un autre usage du lithium, à savoir, son usage nucléaire. Il faut savoir en effet que le lithium 6 est considéré comme une matière nucléaire par la loi française de 1980, parce qu’il intervient dans la fabrication de certains produits (notamment les têtes nucléaires, si ma mémoire est bonne). Et surtout, il est nécessaire à la réalisation de la fusion nucléaire (poursuivie par le projet ITER, installé dans le sud de la France et dont on a beaucoup parlé il y a quelques temps). Je serais curieux de savoir si la disponibilité en lithium 6 a été considérée quand la décision a été prise de lancer le projet ITER. A moins qu’il y ait d’autres sources de lithium 6 que les mines dont il est fait mention dans l’article du Monde?
Soif fossile
Le désert disais-je. Là, plus précisément: 25.596842°N, 30.730286°E. Ca correspond à l’emplacement d’une forteresse romaine du 3e siècle après JC, construite dans la partie est de l’oasis de Kharga, en Egypte, à 200 km à l’ouest de la vallée du Nil. Mais dans le programme de recherches auquel Gaëlle a eu la gentillesse de m’associer, la forteresse romaine n’est que le sommet émergé de l’iceberg, puisque le site en question comprend aussi des nécropoles qui sont fouillées depuis une dizaine d’années par une équipe d’archéologues et des bâtiments variés. Et aussi, des kilomètres carrés de champs abandonnés. Le mystère sur lequel je planche avec Jean-Paul a trait à l’eau, et plus exactement, à sa disparition. Selon une chronologie qui reste à préciser ont été mis en place dans cette partie de l’oasis des systèmes d’irrigation semblables à ceux qui ont été étudiés par Bernard Bousquet dans son magistral livre sur le sud del’oasis de Kharga, Tell-Douch et sa région: Géographie d’une limite de milieu à une frontière d’empire. Ces systèmes ont progressivement ont été abandonnés à mesure que la ressource fossile qu’ils exploitaient s’épuisait. A partir de -4500 BC environ, le climat de cette partie du désert Lybique connaît en effet une aridification marquée. La raréfaction des précipitations transforme les savanes sahéliennes en désert, créant les paysages que nous voyons aujourd’hui. L’irrigation à partir de l’eau accumulée dans les formations géologiques dans des périodes plus pluvieuses permet à la présence humaine de se perpétuer alors que les conditions du milieu ont radicalement changé.
Sur l’image satellite à haute résolution que l’équipe a acquise (50 cm de résolution au sol, 800 Mo!), l’étendue du parcellaire est stupéfiante et des choses assez étranges apparaissent, à la fois du côté de la géomorphologie et des systèmes techniques d’adduction d’eau. Donc, en décembre, et pour en avoir le coeur net, direction Kharga pour arpenter le désert et essayer de comprendre comment l’eau circulait il y a plus de 5000 ans. C’est un véritable plaisir que de pratiquer la géographie en équipe, de voir son efficacité pour comprendre la manière dont s’organisent les relations entre les sociétés et leur environnement et de l’utiliser pour démêler les fils de ce drame qui se joue sur plusieurs milliers d’années, de concert avec les travaux archéologiques et historiques. Et aussi de marcher dans le désert en essayant d’imaginer ce que fut cet endroit.
Sociologie de l’espace, mmm?
La récente invite de Baptiste à un petit exercice de réflexivité sur « pourquoi je blogue » aboutirait, dans mon cas, à une question négative. C’est plutôt à « pourquoi je ne blogue pas » qu’il me faudrait répondre. A certains égards, le blog semble avoir remplacé l’injonction à prier quotidiennement et je suis admiratif de l’examen de conscience quotidien lui aussi auquel se livrent bien des blogueurs sans que l’exercice apparaisse nécessairement comme d’un intérêt flagrant. C’est là une première raison. La deuxième est plus conjoncturelle: je m’interdis de parler ici de choses trop personnelles ou qui touchent de trop près à mes recherches actuelles (les déchets radioactifs). Cela ne laisse pas beaucoup de place aux effusions de mon intellect prolixe (ami lecteur: cette dernière phrase est ironique). Pourtant, il y aurait des choses à raconter, si toutes étaient racontables à ce moment. Je me demande s’il ne serait pas utile de faire plutôt un blog rétrospectif: écrire dans deux ans ce qui arrive aujourd’hui et jouer au prophète en ponctuant mon discours de « je vous l’avais bien dit ».
Pour ne pas conclure ce billet sur une note trop négative: je viens de recevoir un exemplaire de l’Atlas des développements durables (le pluriel est très important en géographie contemporaine. Je lis quantité d’articles où tous les substantifs — « présent », « spatialité », « modernité » sont mis au pluriel). J’ai commis dans cet ouvrage une planche sur le développement durable sur le bassin du Rhin dont je suis à 76% content mais l’entreprise générale est intéressante. Dans deux ans, je pourrai écrire des choses sur la fin du concept de développement durable et son remplacement définitif ou par son pluriel ou par le néant. Pour le moment, j’écrirai demain un billet sur d’autres recherches dont je peux parler et qui impliquent de marcher dans le désert avec un GPS à la main. Et après-demain, un billet long overdue sur le congrès annuel de la Royal Geographical Society où des scientifiques sérieux pouvaient présenter sans rire des communications sur « la spatialisation de la danse érotique dans les cabarets suisses ».