Un peu de géographie historique

Eric a récemment attiré mon attention sur un article de Philippe Boulanger, « La renaissance de la géographie historique en France depuis les années 1990 », paru dans la Revue de géographie historique en 2012. Ph. Boulanger y propose un aperçu du développement de la géographie historique depuis les origines et donne des clés utiles pour comprendre le champ. En particulier, il distingue deux manières de procéder : la géographie dite rétrospective (qui utilise des méthodes géographiques pour les appliquer à des situations passées) ; et la géographie historique au sens strict, qui propose « la recherche dans le passé d’une explication du présent » (de Planhol).

Ph. Boulanger a la générosité de citer mon travail de thèse parmi les éléments qui ont apporté à ce champ dans les années récentes. Mais, aussi convaincu que je sois de l’utilité et de l’intérêt de la géographie historique (au sens large) comme approche de recherche, je suis loin de partager la confiance de Ph. Boulanger dans le futur d’une branche de la discipline que je crois moribonde. Plus exactement, je crois que la géographie historique comme champ autonome n’a aucun avenir dans le contexte universitaire actuel. En revanche, je pense que les méthodes de la géographie historique sont extraordinairement utiles dans certains domaines, et en particulier dans celui que je connais le mieux, les études environnementales.

Je partirai de deux expériences qui, je crois, éclairent un peu la situation.

Première expérience : quand je suis allé faire un post-doctorat en Angleterre, je me suis aperçu que la plupart des géographes humains de plus de cinquante ans avaient tous commencé leur carrière par un doctorat en géographie historique. Derek Gregory, David Harvey, Nicky Gregson, et d’autres : toutes et tous ont travaillé dans le champ avant d’en sortir. Quand ils évoquent les raisons qui ont motivé ce qu’ils décrivent parfois comme une « réinvention de soi », ces géographes britanniques citent la difficulté d’introduire de concilier des recherches en géographie historique avec des considérations théoriques. Ce n’était pas si difficile au début : ces géographes s’inscrivaient tous dans une perspective marxiste (que curieusement Ph. Boulanger n’évoque pas du tout). C’est assez logique : la théorie marxiste faisait la promesse d’ouvrir le « continent histoire », selon l’expression d’Althusser. Mais progressivement, ils ont suivi des évolutions divergentes : certains (Harvey) ont conservé un fort ancrage marxiste, mais se sont détachés de la géographie historique. Derek Gregory quant à lui a conservé un intérêt pour les questions de géographie historique, mais en les réinscrivant dans un cadre théorique radicalement différent (études postcoloniales). Gregson, pour sa part, a abandonné de concert la géographe historique et le marxisme en adoptant des vues plutôt latouriennes des questions sociales contemporaines. Dans tous les cas, ce qui ressort, c’est le rapport complexe de la géographie historique avec la théorie, et en particulier, la difficulté de postuler une unité théorique de la géographie historique. La situation est encore plus marquée en France. La question ne se posait pas dans le paradigme classique, vidalien, puisque la géographie était structurellement historique. Mais suite à l’effacement de ce paradigme, comment repenser la discipline elle-même ? Quelle est aujourd’hui la théorie dont pourrait se prévaloir la géographie historique ? Que cherche-t-elle à expliquer ? Si l’on regarde, les états de l’art parus récemment dans Progress in Human Geography sous la plume de Karl Offen, on s’aperçoit que les travaux de géographie historique conduits actuellement à l’échelle internationale ont le souci de contribuer à une connaissance géographique plus générale, en incorporant des considérations théoriques nouvelles ou en introduisant des méthodes innovantes.

Deuxième expérience, plus personnelle : en 2005, fraîchement titulaire d’un doctorat en géographie historique de l’environnement bien reçu dans la communauté des géographes, j’ai dû me rendre à l’évidence. Ca n’intéressait absolument personne – il m’a fallu plus de 5 ans et une reconversion thématique pour trouver un poste permanent à l’université. Je déconseille aujourd’hui formellement à mes étudiants de se lancer dans des sujets de géographie historique. Plus aucun poste n’est affiché, depuis de nombreuses années, en « géographie historique ». Quelques géographes ont pu trouver à s’employer dans les années récentes en faisant valoir un ancrage « histoire et épistémologie de la discipline » plus qu’un ancrage de géographie historique traditionnelle (Debarre). D’autres travaillaient dans le domaine de la géographie de l’environnement (Rochel, Gautreau, Le Lay). On peut bien sûr déplorer cet état de fait. Mais j’y vois aussi le signe que la géographie historique est passée de mode en France parce qu’elle n’a pas su faire la démonstration qu’elle pouvait s’insérer dans les conversations géographiques contemporaines, du point de vue des thèmes, des approches ou des méthodes. Les géographes qui conservent un intérêt pour la passé ne se réclament plus de la géographie historique, parce que ce n’est plus l’endroit où se tiennent les conversations scientifiques.

Ces deux aspects pourraient laisser accroire que je m’emploie à jeter le bébé avec l’eau du bain. Rien ne serait plus faux. Si je pense que la géographie historique en tant que sous-discipline n’a guère d’avenir (sous les deux rapports de sa relation à la théorie et de son inscription dans un champ professionnel), je suis un fervent partisan de la mobilisation méthodique d’informations historiques pour des recherches contemporaines. Cela impose bien sûr de mobiliser, pour l’analyse des données, les méthodes actuelles (SIG). Cela impose aussi de repenser la relation aux archives, qui restent uniques parmi les sources qualitatives par la densité d’informations qu’elles procurent. J’écrirai probablement sur ce sujet dans le futur.