Note de lecture : Jeremy Davies, The Birth of the Anthropocene.

La version définitive (substantiellement modifiée) de cette note a paru dans les Annales Histoire Sciences Sociales. Merci de vous y référer en cas de citation:

Romain j. Garcier, 2017, « Jeremy Davies The Birth of the Anthropocene Oakland, University of California Press, 2016, ix-234 p. », Annales Histoire Sciences Sociales 72(02):465-467
DOI : 10.1017/S0395264917000634

Parmi la production académique sur l’anthropocène, le livre de Jeremy Davies appartient à la catégorie des synthèses réflexives, à l’image de L’Évènement Anthropocène de Bonneuil et Fressoz (2013). Ces deux ouvrages partagent le souci de positionner l’Anthropocène parmi les catégories de la pensée et de le rapporter à des faits observables – en l’occurrence des changements environnementaux rapides et de grande ampleur. La première phrase du livre l’annonce : « Ceci est un livre sur la manière de prendre la mesure d’une crise » (p.1). Mais si les deux ouvrages appartiennent aux « humanités environnementales », c’est différemment qu’ils prennent la mesure de la crise. Jeremy Davies n’est pas historien : il enseigne la littérature à l’université de Leeds. Son propos n’est pas d’interroger les mécanismes historiques qui ont rendu l’Anthropocène possible. Il s’agit plutôt d’explorer ce que l’Anthropocène est susceptible de produire au sein des représentations collectives et des imaginaires politiques.

Pour Davies, inspiré par le poète canadien Don McKay (né en 1942), la productivité du concept provient de sa capacité à resituer l’histoire humaine dans une autre temporalité que celle de l’humanité : celle du « temps profond » (deep time) de la planète (p.10-12). Cette expression, forgée par analogie avec le deep space de l’astrophysique, fait référence aux époques reculées dont l’existence nous est connue par la science géologique. Mobiliser la géologie pour déployer les significations de l’Anthropocène : voilà l’ambition de Davies. Cette mobilisation ne se fonde pas uniquement sur le discours savant mais aussi sur le langage poétique et l’art du conteur. Écrivain subtil, l’auteur déploie le concept scientifique d’Anthropocène pour extraire de nouvelles ressources sémantiques, de nouvelles possibilités expressives. Il y a des échos latouriens dans ce projet, dans son enrôlement des non-humains, dans les stratégies terminologiques qu’il applique, dans la commensalité élargie qu’il appelle de ses vœux.

Si le projet est ambitieux, sa mise en œuvre apparaît au début assez classique. Les trois premiers chapitres du livre constituent un triptyque familier pour les lecteurs francophones, en particulier s’ils viennent du champ scientifique de la géographie : à un tableau général des transformations planétaires induites par l’action humaine (pp. 15-40) succède une réflexion sur la pluralité des discours et des significations relatifs à l’Anthropocène (pp. 41-68). Suit aux pages 69-111 une description des enjeux proprement méthodologiques de l’identification d’un nouvel âge géologique et du rôle de la Commission Internationale de Stratigraphie, qui résonne avec l’article fameux de Lewis et Maslin (2015). Très bien écrites, bénéficiant d’un très solide ancrage scientifique, ces pages sont utiles à défaut d’être entièrement neuves. Elles nourrissent la « version de l’Anthropocène » (p. 108) que propose l’auteur, et qu’il ramasse en cinq thèses (p. 108-111).

La première reconnaît au concept d’Anthropocène une genèse et des connotations clairement néo-catastrophistes, qui attribuent à l’agir humain une place majeure dans les bouleversements observables (I). Pourtant, pour l’auteur, il est impossible de limiter l’Anthropocène à cette lecture étroite, puisqu’il appartient à une série d’époques géologiques antérieures, mais similaires (II). De ce fait, pour Davies, l’Anthropocène n’est intéressant que dans la mesure où il réinsère l’histoire humaine (ou celle de certains collectifs humains) dans celle d’une Terre marquée par une instabilité constitutive (III). L’intéressant n’est donc pas l’Anthropocène comme moment stabilisé, mais comme transition. C’est là qu’il acquiert une signification dynamique pour l’humanité (IV). De ce fait, l’auteur appelle à embrasser la dimension géologique de l’histoire humaine et ce d’autant plus que la géologie, par les teneurs en CO2 de l’atmosphère par exemple, est d’ores et déjà devenue politique (V).

Les deux derniers chapitres possèdent un statut assez différent des trois chapitres liminaires, puisqu’ils contrastent l’Anthropocène avec le temps profond de la géologie et des paléoclimats terrestres. La narration de « l’histoire naturelle de la planète » (l’expression apparaît p. 28) restitue la complexité des facteurs qui la conditionnent, et dans le même mouvement, évacue le scandale, l’exceptionnalité de l’Anthropocène d’un point de vue géologique. Le chapitre 4 constitue une sorte de digest des évolutions géologiques, climatiques et faunistiques de – 640 millions d’années au début de l’Holocène (12000 BP). Il met en scène une parade fantastique d’animaux disparus, de catastrophes globales, de continents qui s’entrechoquent. Le chapitre 5 propose « une nécrologie de l’Holocène » qui prend la forme d’une plongée sensible dans un âge et un environnement en voie d’effacement : l’ample narration vise à dissiper les perceptions abstraites, inertes de l’Holocène pour leur substituer la description d’une « scène vivante » (p.151), jusqu’aux temps historiques.

Que conclure de ces vastes mouvements ? Le lecteur reste un peu circonspect. Si l’on est fort prêt à concéder à l’auteur l’utilité du terme d’Anthropocène, « mot unique, fermement ancré dans les sciences, qui permet d’indiquer l’ampleur de l’urgence écologique moderne » (p. 195) et à rendre hommage à l’érudition qu’il démontre, on reste moins convaincu du succès politique de la réinscription de l’histoire humaine dans la géologie. Elle aboutit à des formulations étranges : difficile en effet de voir comment, à la suggestion du poète Don McKay, il est possible ou politiquement productif que les humains se sentent « appartenir au temps profond, tout comme les trilobites et les organismes de l’Édiacarien » (p.193). De fait, l’auteur semble tiraillé entre le souci des humains les plus vulnérables à ces changements globaux, et une position que l’on pourrait qualifier d’esthétique, sensible au sombre chatoiement de la catastrophe à venir, tellement inévitable qu’il convient de l’embrasser toute entière.

Une telle position esthétique aboutit à une curieuse domestication de l’Anthropocène, puisqu’elle le reconnaît comme un destin planétaire que la Terre a déjà rencontré géologiquement. Cette vision, censée réformer les perceptions collectives, me semble au contraire porteuse d’une curieuse résignation, qui n’est pas le sentiment politique le plus puissant. De ce fait, le livre apporte un message ambigu : s’il est utile comme synthèse de très bonne facture sur le moment Anthropocène, il déçoit quelque peu sur le plan des imaginaires et des ambitions politiques.

Bibliographie

Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz. L’Événement Anthropocène : La Terre, l’histoire et nous, Paris : Le Seuil, 2013, 320 p.

Simon L. Lewis et Mark A. Maslin (2015), « Defining the Anthropocene », Nature, 519, 171-180. doi:10.1038/nature14258