Petit lait

« L’efficacité de l’agence financière de bassin s’est trouvé diminuée par la nécessité dans laquelle elle se trouvait de se faire accepter des autres acteurs du bassin: c’est encore la rivière qui fit les frais de la répugnance de l’Administration à appuyer des politiques publiques environnementales non consensuelles. »

RjG, « L’établissement d’un consensus contre la rivière », chapitre 10 de La pollution industrielle de la Moselle française, 2005, p.  317

« D’autre part, la recherche systématique du consensus peut éloigner la décision de l’optimum environnemental. Ainsi, la volonté du comité de bassin de Rhône-Méditerranée-Corse de contenir la progression des redevances a-t-elle eu des effets malthusiens sur les interventions. »

Rapport public annuel de la Cour des Comptes, « Les instruments de la gestion durable de l’eau », 2010, p. 634

 

Soif fossile

Le désert disais-je. Là, plus précisément:  25.596842°N,  30.730286°E. Ca correspond à l’emplacement d’une forteresse romaine du 3e siècle après JC, construite dans la partie est de l’oasis de Kharga, en Egypte, à 200 km à l’ouest de la vallée du Nil. Mais dans le programme de recherches auquel Gaëlle a eu la gentillesse de m’associer, la forteresse romaine n’est que le sommet émergé de l’iceberg, puisque le site en question comprend aussi des nécropoles qui sont fouillées depuis une dizaine d’années par une équipe d’archéologues et des bâtiments variés. Et aussi, des kilomètres carrés de champs abandonnés. Le mystère sur lequel je planche avec Jean-Paul a trait à l’eau, et plus exactement, à sa disparition. Selon une chronologie qui reste à préciser ont été mis en place dans cette partie de l’oasis des systèmes d’irrigation semblables à ceux qui ont été étudiés par Bernard Bousquet dans son magistral livre sur le sud del’oasis de Kharga, Tell-Douch et sa région: Géographie d’une limite de milieu à une frontière d’empire. Ces systèmes ont progressivement ont été abandonnés à mesure que la ressource fossile qu’ils exploitaient s’épuisait. A partir de -4500 BC environ, le climat de cette partie du désert Lybique connaît en effet une aridification marquée. La raréfaction des précipitations transforme les savanes sahéliennes en désert, créant les paysages que nous voyons aujourd’hui. L’irrigation à partir de l’eau accumulée dans les formations géologiques dans des périodes plus pluvieuses permet à la présence humaine de se perpétuer alors que les conditions du milieu ont radicalement changé.

Sur l’image satellite à haute résolution que l’équipe a acquise (50 cm de résolution au sol, 800 Mo!), l’étendue du parcellaire est stupéfiante et des choses assez étranges apparaissent, à la fois du côté de la géomorphologie et des systèmes techniques d’adduction d’eau. Donc, en décembre, et pour en avoir le coeur net, direction Kharga pour arpenter le désert et essayer de comprendre comment l’eau circulait il y a plus de 5000 ans. C’est un véritable plaisir que de pratiquer la géographie en équipe, de voir son efficacité pour comprendre la manière dont s’organisent les relations entre les sociétés et leur environnement et de l’utiliser pour démêler les fils de ce drame qui se joue sur plusieurs milliers d’années, de concert avec les travaux archéologiques et historiques. Et aussi de marcher dans le désert en essayant d’imaginer ce que fut cet endroit.

Anatomie d’une catastrophe

Entre le 22 et le 28 juin 2007, le Yorkshire a été touché par des inondations catastrophiques. Sheffield n’a pas été épargnée. La ville s’est construite dans une vallée relativement profonde : si les quartiers d’habitation anciens se trouvent sur
les versants, les usines situées le long de la rivière ont pas mal dégusté. J’habite précisément dans une ancienne zone industrielle 19e siècle reconvertie, à 50 mètres de la rivière (mais au troisième étage). Magali vous dirait qu’en transformant ainsi des zones industrielles en zones d’habitation, on prend le risque qu’il y ait davantage de victimes en cas de crue. On augmente la vulnérabilité en modifiant l’usage du sol.
Pourtant, ce n’est pas ça qui retient l’attention ici… c’est plutôt l’aléa (c’est-à-dire les paramètres physiques de la catastrophe). Il y a bien entendu les paramètres climatiques. En quelques jours, aux environs du 25 juin, ce sont 269 mm d’eau (un mm d’eau= 1 litre par mètre carré) qui se sont abattus sur la ville. La moyenne pour le mois de juin est de 69 mm. Le mois de juin a été le mois plus humide à Sheffield depuis le début des relevés, en 1887 (voir le rapport d’enquête provisoire de la commission Pitt sur le sujet).

 

Le pont sur le Don (Sheffield)

Mais il y a plus que ça, comme le montre cette PIG prise cet après-midi [coord.: 53°23’25.91″N / 1°28’31.92″O]. La scène se trouve à 100 mètres de chez moi, c’est un pont sur la rivière Don, qui fait une quinzaine de mètres de largeur à cet endroit. Plusieurs choses sont frappantes :

1. Le lit de la rivière est complètement encombré (notamment de débris de bois), ce qui empêche l’eau de circuler. Des atterrissements importants réduisent d’autant le chenal. Des arbres de haute venue avaient eu le temps de se développer dans le chenal (voir la taille des souches en bas à gauche).

2. Il y a à ce niveau une retenue d’eau industrielle (en anglais, ça se dit « weir »). Dans le centre de Sheffield, il y a quatre autres retenues similaires.

3. Une ancienne usine (« Alfred Beckett ») a été reconvertie en appartements de standing, avec vue sur la rivière.

De là, deux constatations :

1. Il y a un gros problème d’entretien de la rivière. Qui est normalement en charge de curer le cours d’eau et d’éviter ces atterrissements ? Très bonne question… sans réponse vraiment claire. Le Local Council ? L’Environment Agency ?

2. Pourquoi la retenue n’a-t-elle pas été enlevée, alors qu’elle ralentit l’eau et constitue un obstacle à sa circulation… ? A fortiori lors d’une opération de rénovation urbaine …

La réponse est nette : d’une part, la répartition des responsabilités sur la rivière définit aussi l’imputation des frais de curage (ou de suppression de la retenue). Tout le monde se refile la patate chaude, parce que personne n’a envie de payer. D’autre part, la retenue est d’origine industrielle, probablement liée aux installations hydrauliques de feu l’usine Alfred Beckett… Il y a donc fort à parier que les sédiments accumulés derrière la retenue sont bourrés jusqu’aux yeux de métaux lourds (nous sommes à Sheffield, capitale de la métallurgie) et que la prudence recommande d’éviter de remuer la vase toxique.

Pourtant, la rivière n’est pas seule en cause dans les inondations de juin 2007 : elle n’a pas vraiment débordé, comme le montre cette vidéo (la musique est un peu pénible, désolé). La ville a été inondée directement par la pluie parce que la rivière, coupée du reste de la ville par un corset de constructions à fleur de rive, ne joue plus son rôle d’exutoire naturel des précipitations. Une fois que l’eau est tombée, elle a stagné sans pouvoir s’évacuer. Le réseau de drainage artificiel est sous-dimensionné. On voit les conséquences du comblement systématique des vides urbains par la spéculation immobilière : il aurait bien mieux valu laisser des voies d’écoulement à l’eau qu’imperméabiliser systématiquement, colmater toutes les brèches urbaines et remplacer toutes les usines abandonnées par des constructions nouvelles.

 

Logements et commerces vides à côté de la rivière

Pour certains spéculateurs immobiliers, cette situation a tourné à la catastrophe : comment louer un appartement inondable, sachant qu’aucune assurance n’acceptera de l’assurer ? Tous les rez-de-chaussée avec vue sur la rivière sont vides quand les appartements sont en location, ou quand il s’agit de locaux commerciaux, comme ici [coord.: 53°23’25.91″N / 1°28’31.92″O]. Quand le propriétaire (pas très futé) l’habite, en revanche, il y a des rideaux aux fenêtres.
Et des briques sous la télé.

Grenelle, eau, radio

J’ai évoqué le 5 mars sur France Culture (ça fait chic) quelques aspects importants de la « gouvernance » de l’environnement en France.

Le terme est assez flou, mais renvoie, grosso modo, à la manière dont les politiques publiques sont conçues et appliquées, à la répartition des responsabilités entre les différents acteurs sociaux, etc. La question de l’eau, qui a été escamotée de manière spectaculaire lors du Grenelle de l’Environnement, fait partie de ces politiques superlatives (au sens où la ressource est littéralement corsetée de lois, de règlements, de chartes de bonnes pratiques, de principes pollueurs payeurs en pagaille) qui vont gaillardement dans le mur parce qu’elles négligent les rapports de pouvoir. Il est impossible de faire une politique environnementale qui ne soit pas une géopolitique. L’espèce de culture du consensus pour le consensus qui prévaut actuellement aboutit de facto à des déprédations environnementales ahurissantes.

Dans le cas de l’eau, la rumeur veut que l’eau ait fait l’objet d’une sorte de marché au Grenelle: les syndicats agricoles auraient obtenu un assourdissant silence sur la question en échange de concessions sur les OGM. En gros, on flingue le Monsanto machin truc mais tout le monde regarde ailleurs quand il s’agit d’évaluer les conséquences sur les ressources en eau des pratiques de la grande agriculture. Qu’on n’aille pas se méprendre : ce n’est pas la petite agriculture de montagne qui pose problème ou l’élevage à l’herbe (qui ne rapportent souvent pas grand-chose aux fermiers, d’ailleurs). C’est la grande céréaliculture, avide d’eau d’irrigation et de pesticides qui rejoignent ensuite allégrement les nappes. Comme j’en faisais état l’année dernière avant que la première version de ce blog ne disparaisse dans le néant cybernétique, Paris a été obligé de construire une usine « d’affinage » pour dépolluer l’eau de source que la ville utilisait jusque là sans traitement. Facture pour la construction : 38 millions d’euros.

Dans le Grenelle, les questions d’eau ont été abordées dans un sous-groupe du groupe de travail sur la biodiversité et n’ont fait l’objet que d’une annexe dans le rapport de synthèse. Mais quelle annexe ! Rédigé par le Ministère de l’Ecologie et les agences de l’Eau, le texte explique à quel point la politique actuelle est incapable de tenir les objectifs qui lui ont été fixées par la directive-cadre européenne sur l’eau (d’octobre 2000), repris et modifiés par les pouvoirs publics. C’est une lecture rafraichissante : voyez-vous-même (l’annexe se trouve entre les pages 42 et 56 du rapport).

Alors, quel rapport avec la géopolitique ? Assez simplement, le montant et surtout la répartition entre les usagers des redevances de pollution et d’usage de l’eau en France sont fixés par des instances appelés Comités de bassin, qui siègent au sein de chacune des six agences de l’eau créées par la loi sur l’eau de 1964. La représentation des consommateurs urbains au sein des comités de bassin est proportionnellement plus faible et surtout plus molle que celle des autres usagers, en particulier les agriculteurs. Le résultat est net : ce sont les consommateurs urbains qui règlent la majorité de la facture. De ce fait, les agriculteurs sont indirectement subventionnés par les urbains, qui doivent de plus payer les traitements de dépollution des ressources en eau potable. Ce système réussit la gageure d’être à la fois inéquitable et inefficace.

Homo economicus

Je n’ai pas encore réussi à faire installer Internet chez moi, ce qui explique ce silence assez prolongé. Etant donnée la complexité de l’offre en matière de haut débit, je me prends à penser que l’homo economicus doit au moins avoir un bac+12 s’il ne veut pas se faire plumer. Bref, ça devrait être résolu bientôt. En attendant, je mets une PIG de mon balcon, histoire de montrer au monde que les zones de reconquête urbaine ont un charme certain… Les ciels présentent toujours cet aspect bizarre, que je ne désespère pas de savoir un jour corriger.

Mon balcon!!

In other news, je regarde avec un grand intérêt le débat autour du prix de l’eau en France prendre de l’ampleur. On retrouve certains éléments présents lors de la crise de l’eau en Argentine et en particulier, la question de la régulation du secteur (c’est-à-dire le rôle de l’organisme public qui édicte les normes, autorise la hausse du prix de l’eau, établit les obligations des compagnies vis-à-vis des clients actuels et futurs, etc). Ce qu’il faut savoir, c’est que dans la littérature scientifique française, l’application de la délégation de service public en France est souvent vantée pour son exemplarité. C’est le « modèle français ». En France, Madame, on n’a pas besoin de régulation parce que nous ne sommes pas des sauvages. Entre les compagnies d’eau et les élus, c’est la confiance, le bonheur, l’harmonie. On ne va pas s’embarrasser de fonctionnaires tâtillons qui vont venir mettre le nez dans nos comptes! C’est l’HAR-MO-NIE, vous dis-je! Résultat : en France, nous n’avons pas de régulation des contrats de délégation ou même, plus généralement, du secteur de l’eau.

Ce que la crise actuelle met en évidence, c’est précisément le caractère complètement fantaisiste de ces affirmations. Des dents vont crisser si, comme l’annonce la presse, Paris et Marseille retournent complètement en régie directe pour la gestion de l’eau. Une régulation nationale (ou régionale, pourquoi pas?) permettrait de mettre à plat les assertions des uns et des autres. Et tiens, tant qu’à faire de l’échange d’expériences Nord-Sud, pourquoi ne pas regarder du côté du Chili comment la régulation des services d’eau a été mise en place?