Continuant sur mes lancées harveyesques, remerciant au passage Stéphane de sa vigilance — cf. commentaire du billet précédent — et m’étant juré que je vérifierai mieux mes informations les prochaines fois, je me suis plongé dans l’exploration de www.davidharvey.org, dont on suppose qu’il est le site officiel de David Harvey. Le site propose des vidéos des cours de Harvey sur Le Capital qui sont assez mythiques dans le milieu de la géographie anglosaxonne depuis qu’ils ont débuté, il y a une quarantaine d’années. Il n’a pas beaucoup changé Harvey, depuis le temps où j’avais commencé à suivre ce même cours quand il le donnait à Johns Hopkins, à Baltimore. Je lui trouve toujours un petit air de Marx. J’espère que la barbe n’est pas une obligation pour piger Le Capital, parce que sinon, je suis mal barré. Du point de vue du contenu, ce que je vois sur le site ne cadre pas vraiment avec mes souvenirs : à Baltimore, Harvey faisait beaucoup plus le « rinpoché », si on m’autorise cette métaphore tibétaine et limitait ses interventions à des sortes de paraboles cryptiques qui étaient extraordinairement frustrantes. Je me souviens avoir tenté de lui extraire un commentaire sur le statut de l’or dans le monde contemporain (parce que si mes souvenirs sont bons, depuis la conférence de la Jamaïque de 1976, l’or ne sert plus à garantir les monnaies entre elles au niveau international). J’en avais été pour mes frais, et j’avais donc décidé de ne plus aller à ce séminaire (il faut dire que lire 60 à 80 pages de Marx par semaine en anglais, c’était un peu rude à suivre). Là, les cours sont limpides et substantiels. Ils fournissent un très bon complément à la lecture « cover to cover » de Limits to Capital, dans laquelle je me suis lancé, en attendant de récupérer mon exemplaire du Capital (en français) que j’ai oublié récemment dans le très bel appartement d’un cousin prospère. J’espère que le livre ne trône pas sur la table à café du salon, preuve irréfutable de ma duplicité sociale.
David qui?
Ayant passé les deux derniers jours un peu de temps dans le train, j’en ai profité pour faire de la lecture en retard. J’ai presque fini A Brief History of Neoliberalism, par David Harvey. Le livre, paru en 2005, est malgré tout d’une grande actualité. David Harvey is a man of many books, dont les deux plus connus sont The Condition of Postmodernity et Limits to Capital. Dans ces deux livres, parus à 15 ans d’intervalle, Harvey tente d’insérer dans la théorie marxiste les éléments géographiques qui lui font défaut. J’ai relu récemment la controverse qui avait animé l’Espace géographique à la fin des années 1970 quand Paul Claval avait tenté de montrer que le marxisme n’avait pas de base géographique. Il s’était attiré une réponse cinglante et un peu putassière, il faut bien le dire, de la part d’un « groupe de géographes » aussi marxistes qu’anonymes. Dans Limits to Capital, Harvey introduit le concept de « spatial fix », qui généralise les intuitions de Lénine à propos de l’impéralisme (« stade ultime du capitalisme »). En interrogeant la résilience du système capitaliste, Harvey montre que le capital, pour combattre les crises de suraccumulation, utilise des stratégies géographiques en faisant basculer (« switch ») les flux de capitaux d’une zone à l’autre. Le « spatial fix » ne s’accompagne pas nécessairement d’impérialisme politique parce que les zones en question peuvent être domestiques : simplement, le switch ouvre de nouveaux champs au capital (par exemple, les infrastructures urbaines, les réseaux d’eau, le logement, etc.). Dans The Condition of Postmodernity, Harvey rapproche le postmodernisme comme mouvement intellectuel et artistique de la compression de l’espace-temps caractéristique du capitalisme contemporain — le postmodernisme étant analysé comme un symptôme (« condition ») du mode de fonctionnement du système économique à l’ère du post-fordisme. A Brief history of Neoliberalism est facile à lire mais terriblement efficace dans sa manière de mobiliser toutes sortes de données économiques et géographiques pour décortiquer l’emprise de la théorie libérale et surtout, les fossés considérables qui existent entre cette théorie et son application concrète. Le chapitre sur la Chine est spectaculaire. Je déplore beaucoup que Harvey ne soit pas systématiquement traduit en français. Les gens le connaissent surtout parce qu’en 2004, il a partagé le prix Vautrin-Lud du FIG de Saint Dié avec Paul Claval. Ce qui ne manque pas d’ironie.
Le retour de la matérialité
La crise actuelle des matières premières passe un peu à l’arrière-plan, en ces moments de financial meltdown. Mon attention a cependant été retenue par cet article du Monde qui parlait des tensions sur le marché du lithium, où la tonne est passée en cinq ans de 350$ à 3000$, la faute au développement des usages énergétiques du métal (pour les batteries). On ne parle pas assez des ces ressources minières dont les modalités d’exploitation et surtout de commercialisation sont très peu connues. « Le marché est opaque », dit un bon connaisseur dans l’article. Ca me rappelle quelques autres matériaux, qui ne font pas l’objet de cotations officielles. L’uranium, par exemple, dont les prix sont fixés selon des modalités assez étranges (le prix « Spot » est fourni par deux sociétés privées qui rassemblent des infos sur les contrats signés, le prix « de long terme », bien inférieur, est défini dans les contrats bilatéraux d’approvisionnement de longue durée — jusqu’à 15 ans pour le contrat signé hier par Areva en Chine).
D’un point de vue géographique, le cas du lithium est un bon exemple du retour de la matérialité. Après une décennie de « simulacres », de cyber-trucs, de réalité virtuelle, materiality is back with a vengeance. Et on s’aperçoit que raisonner en termes géographiques sur des dispositifs matériels d’approvisionnement fait totalement sens, notamment quand les zones économiquement exploitables sont peu nombreuses. Pour conclure sur l’affaire du lithium, quelque chose m’a intrigué. Nulle part n’est fait référence à un autre usage du lithium, à savoir, son usage nucléaire. Il faut savoir en effet que le lithium 6 est considéré comme une matière nucléaire par la loi française de 1980, parce qu’il intervient dans la fabrication de certains produits (notamment les têtes nucléaires, si ma mémoire est bonne). Et surtout, il est nécessaire à la réalisation de la fusion nucléaire (poursuivie par le projet ITER, installé dans le sud de la France et dont on a beaucoup parlé il y a quelques temps). Je serais curieux de savoir si la disponibilité en lithium 6 a été considérée quand la décision a été prise de lancer le projet ITER. A moins qu’il y ait d’autres sources de lithium 6 que les mines dont il est fait mention dans l’article du Monde?
Soif fossile
Le désert disais-je. Là, plus précisément: 25.596842°N, 30.730286°E. Ca correspond à l’emplacement d’une forteresse romaine du 3e siècle après JC, construite dans la partie est de l’oasis de Kharga, en Egypte, à 200 km à l’ouest de la vallée du Nil. Mais dans le programme de recherches auquel Gaëlle a eu la gentillesse de m’associer, la forteresse romaine n’est que le sommet émergé de l’iceberg, puisque le site en question comprend aussi des nécropoles qui sont fouillées depuis une dizaine d’années par une équipe d’archéologues et des bâtiments variés. Et aussi, des kilomètres carrés de champs abandonnés. Le mystère sur lequel je planche avec Jean-Paul a trait à l’eau, et plus exactement, à sa disparition. Selon une chronologie qui reste à préciser ont été mis en place dans cette partie de l’oasis des systèmes d’irrigation semblables à ceux qui ont été étudiés par Bernard Bousquet dans son magistral livre sur le sud del’oasis de Kharga, Tell-Douch et sa région: Géographie d’une limite de milieu à une frontière d’empire. Ces systèmes ont progressivement ont été abandonnés à mesure que la ressource fossile qu’ils exploitaient s’épuisait. A partir de -4500 BC environ, le climat de cette partie du désert Lybique connaît en effet une aridification marquée. La raréfaction des précipitations transforme les savanes sahéliennes en désert, créant les paysages que nous voyons aujourd’hui. L’irrigation à partir de l’eau accumulée dans les formations géologiques dans des périodes plus pluvieuses permet à la présence humaine de se perpétuer alors que les conditions du milieu ont radicalement changé.
Sur l’image satellite à haute résolution que l’équipe a acquise (50 cm de résolution au sol, 800 Mo!), l’étendue du parcellaire est stupéfiante et des choses assez étranges apparaissent, à la fois du côté de la géomorphologie et des systèmes techniques d’adduction d’eau. Donc, en décembre, et pour en avoir le coeur net, direction Kharga pour arpenter le désert et essayer de comprendre comment l’eau circulait il y a plus de 5000 ans. C’est un véritable plaisir que de pratiquer la géographie en équipe, de voir son efficacité pour comprendre la manière dont s’organisent les relations entre les sociétés et leur environnement et de l’utiliser pour démêler les fils de ce drame qui se joue sur plusieurs milliers d’années, de concert avec les travaux archéologiques et historiques. Et aussi de marcher dans le désert en essayant d’imaginer ce que fut cet endroit.
Géopiété
Lors de la royale semaine de vacances que je me suis octroyé mi-juillet dans le sud-ouest de l’Angleterre, j’ai eu l’occasion de discuter du concept de « geopiety », assez répandu en Amérique du nord. Jeff l’évoquait à propos de ses traversées motocyclistes solitaires aux USA (dites traversées « no country for the old men »), où le contact avec les lieux est intense et renforcé encore par la pratique du camping. Sous la plume de Yi-Fu Tuan, la géopiété a partie liée aux pratiques de géomancie utilisées en Orient (et ailleurs) pour sélectionner l’endroit approprié à la fondation d’une ville ou à l’implantation d’un bâtiment, voire la configuration même du bâtiment ou de l’appartement (Valérie Gelézeau a des pages extraordinaires sur la manière dont les Coréens ont réinterprété l’architecture des grands ensembles importés d’Occident dans un sens géo-pieux). Au-delà de la dimension architecturale, « geopiety » désigne aussi la relation diffuse et personnelle que les femmes et les hommes entretiennent avec des lieux particuliers, une sorte de phénoménologie de l’attachement à un endroit comme support d’une identité (les « lieux de mémoire ») et comme expérience spirituelle de la totalité, de la communion avec la nature (ou la culture), ce genre de choses. En ce sens, la géopiété ne s’exprime pas uniquement sur des lieux connus: la familiarité n’est pas une condition nécessaire de son émergence. D’autre part, la géopiété n’est pas non plus nécessairement une piété collective. L’esprit souffle peut-être sur les lieux (Barrès), mais pas nécessairement pour tout le monde. Cela dit, il est incontestable que la colline de Sion, dite « colline inspirée » est un endroit vraiment étrange. Mes souvenirs de Sion dans mon enfance lorraine se résument surtout aux « étoiles » de Sion, que nous échangions à la récré contre des billes — les « étoiles » étant des fossiles de crinoïde. Plus nets sont mes souvenirs du Mont Saint Odile, qui pour le coup, est VRAIMENT très étrange (et que les Japonais implantés en Alsace affectionnent particulièrement, d’ailleurs).
Le sud-ouest de l’Angleterre possède quelques-un de ces lieux un peu spéciaux. Je passe rapidement sur Tintagel, envahi de touristes et où « le Roi Arthur » est surtout le nom de multiples débits de cervoise tiède. En revanche, la côte du North Devon est magnifique, et les hêtres de la forêt d’Exmoor en particulier ont quelque chose d’étrange.
On s’attendrait presque à voir un hobbit faire une roulade à l’arrière-plan.
Anatomie d’une catastrophe
Entre le 22 et le 28 juin 2007, le Yorkshire a été touché par des inondations catastrophiques. Sheffield n’a pas été épargnée. La ville s’est construite dans une vallée relativement profonde : si les quartiers d’habitation anciens se trouvent sur
les versants, les usines situées le long de la rivière ont pas mal dégusté. J’habite précisément dans une ancienne zone industrielle 19e siècle reconvertie, à 50 mètres de la rivière (mais au troisième étage). Magali vous dirait qu’en transformant ainsi des zones industrielles en zones d’habitation, on prend le risque qu’il y ait davantage de victimes en cas de crue. On augmente la vulnérabilité en modifiant l’usage du sol.
Pourtant, ce n’est pas ça qui retient l’attention ici… c’est plutôt l’aléa (c’est-à-dire les paramètres physiques de la catastrophe). Il y a bien entendu les paramètres climatiques. En quelques jours, aux environs du 25 juin, ce sont 269 mm d’eau (un mm d’eau= 1 litre par mètre carré) qui se sont abattus sur la ville. La moyenne pour le mois de juin est de 69 mm. Le mois de juin a été le mois plus humide à Sheffield depuis le début des relevés, en 1887 (voir le rapport d’enquête provisoire de la commission Pitt sur le sujet).
Mais il y a plus que ça, comme le montre cette PIG prise cet après-midi [coord.: 53°23’25.91″N / 1°28’31.92″O]. La scène se trouve à 100 mètres de chez moi, c’est un pont sur la rivière Don, qui fait une quinzaine de mètres de largeur à cet endroit. Plusieurs choses sont frappantes :
1. Le lit de la rivière est complètement encombré (notamment de débris de bois), ce qui empêche l’eau de circuler. Des atterrissements importants réduisent d’autant le chenal. Des arbres de haute venue avaient eu le temps de se développer dans le chenal (voir la taille des souches en bas à gauche).
2. Il y a à ce niveau une retenue d’eau industrielle (en anglais, ça se dit « weir »). Dans le centre de Sheffield, il y a quatre autres retenues similaires.
3. Une ancienne usine (« Alfred Beckett ») a été reconvertie en appartements de standing, avec vue sur la rivière.
De là, deux constatations :
1. Il y a un gros problème d’entretien de la rivière. Qui est normalement en charge de curer le cours d’eau et d’éviter ces atterrissements ? Très bonne question… sans réponse vraiment claire. Le Local Council ? L’Environment Agency ?
2. Pourquoi la retenue n’a-t-elle pas été enlevée, alors qu’elle ralentit l’eau et constitue un obstacle à sa circulation… ? A fortiori lors d’une opération de rénovation urbaine …
La réponse est nette : d’une part, la répartition des responsabilités sur la rivière définit aussi l’imputation des frais de curage (ou de suppression de la retenue). Tout le monde se refile la patate chaude, parce que personne n’a envie de payer. D’autre part, la retenue est d’origine industrielle, probablement liée aux installations hydrauliques de feu l’usine Alfred Beckett… Il y a donc fort à parier que les sédiments accumulés derrière la retenue sont bourrés jusqu’aux yeux de métaux lourds (nous sommes à Sheffield, capitale de la métallurgie) et que la prudence recommande d’éviter de remuer la vase toxique.
Pourtant, la rivière n’est pas seule en cause dans les inondations de juin 2007 : elle n’a pas vraiment débordé, comme le montre cette vidéo (la musique est un peu pénible, désolé). La ville a été inondée directement par la pluie parce que la rivière, coupée du reste de la ville par un corset de constructions à fleur de rive, ne joue plus son rôle d’exutoire naturel des précipitations. Une fois que l’eau est tombée, elle a stagné sans pouvoir s’évacuer. Le réseau de drainage artificiel est sous-dimensionné. On voit les conséquences du comblement systématique des vides urbains par la spéculation immobilière : il aurait bien mieux valu laisser des voies d’écoulement à l’eau qu’imperméabiliser systématiquement, colmater toutes les brèches urbaines et remplacer toutes les usines abandonnées par des constructions nouvelles.
Pour certains spéculateurs immobiliers, cette situation a tourné à la catastrophe : comment louer un appartement inondable, sachant qu’aucune assurance n’acceptera de l’assurer ? Tous les rez-de-chaussée avec vue sur la rivière sont vides quand les appartements sont en location, ou quand il s’agit de locaux commerciaux, comme ici [coord.: 53°23’25.91″N / 1°28’31.92″O]. Quand le propriétaire (pas très futé) l’habite, en revanche, il y a des rideaux aux fenêtres.
Et des briques sous la télé.
Britain, home of the last Marxists
Je suis allé hier à un séminaire fort intéressant sur les politiques de privatisation du logement en Angleterre. Stuart Hodkinson, de l’Université de Leeds, expliquait les politiques publiques mises en place par l’équipe Thatcher et plus ou moins reconduites depuis. En permettant aux locataires d’acheter l’appartement qu’ils occupaient, M.T. a lancé une initiative présentée comme du « capitalisme populaire ». Dans le même temps, le gouvernement jouait de son poids économique sur les villes pour empêcher tout nouvel investissement public dans le logement « social ». Le terme de « social » est d’ailleurs inadéquat ici, puisque Stuart expliquait que précisément, en Angleterre, le logement public n’était pas QUE du logement social, au moins jusqu’au milieu des années 1960. En 1997, le bilan de cette politique était éloquent : 2 millions de logements avaient été cédés (souvent, ceux de meilleure qualité), le montant des investissements publics non effectués se montait à environ 20 milliards de £…
Cette politique continuerait aujourd’hui de manière subreptice, par le truchement d’instruments légaux style partenariats public-privé. Je ferai peut-être un nouveau post là dessus. En attendant, je ne résiste pas au plaisir de mettre cette image provenant d’une fédération anarcho-marxiste, que Stuart avait glissé dans son PowerPoint. Ce n’est pas une PIG, mais qu’est-ce que c’est drôle!
Paper published
Mon papier sur la pollution de la Moselle vient de paraître, dans sa version définitive, dans Hydrology and Earth System Sciences. La révision m’a demandé beaucoup de travail mais le résultat est plutôt bien. Ce qui est très appréciable, c’est que 1) les figures sont en couleur et 2) le journal fonctionnant sur le modèle de PLoS, l’accès à l’article en PDF est gratuit.