Ah! Un peu de géopolitique!

L’Ecole Energie Recherche du CNRS, à destination des doctorants et des jeunes docteurs, m’a invité à présenter une conférence vespérale lors de la prochaine édition qui se tiendra mi mars à Roscoff. Voici le résumé de mon intervention, intitulée « Energie et géopolitique : déconstruire quelques idées reçues »:

« L’énergie est souvent traitée dans les médias et par les « géopolitologues » professionnels comme un cas d’école des tensions et des rivalités de nature géopolitique. La maîtrise des ressources énergétiques y est communément analysée comme une composante essentielle de la stratégie des Etats et décrite comme le ressort ultime de leur politique (notamment étrangère). Ces explications convoquent une série d’acteurs clairement identifiés : les Etats eux-mêmes, mais aussi les compagnies pétrolières, les industriels du « lobby nucléaire », les organisations internationales, tous engagés dans des relations complexes pour capter et sécuriser les approvisionnements énergétiques. Des cartes sont mobilisées pour asseoir ces présentations et donner un caractère d’évidence à la « grande géopolitique » qu’elles invoquent et décrivent.

Ma présentation se propose de prendre le contrepied de cette lecture des enjeux énergétiques globaux, en montrant qu’elle est impuissante à saisir ce qui se joue politiquement autour des enjeux énergétiques contemporains. En me fondant sur les idées développées par Timothy Mitchell dans Carbon Democracy (La Découverte, 2013), par Andrew Barry dans Material Politics : Disputes along the pipeline (Wiley, 2013) et par Gabrielle Hecht dans Uranium africain : une histoire globale (Le Seuil, 2016), j’argumente qu’il est nécessaire de « re-matérialiser » les discussions autour des enjeux énergétiques, en substituant à une lecture en termes de rivalités étatiques une considération sérieuse des propriétés matérielles des formes prises par l’énergie et de leurs conséquences politiques. Cela permet de renverser les perspectives géopolitiques en en faisant varier les échelles géographiques, et surtout, de faire une place aux enjeux ouverts par les formes énergétiques à l’ère de la transition énergétique. »

MàJ : télécharger le PDF de ma présentation

Cartographier la radicalisation islamiste

Dans le cours que je donne cette année à l’ENS de Lyon, les étudiants et moi regardons les formes que prend aujourd’hui la production graphique et cartographique. Des infographies, des cartes partout. Comme l’écrivait Mediapart récemment, le débat public aujourd’hui est informé, structuré, orienté par des cartes. Celles d’Emmanuel Todd. Celles de Christophe Guilluy. Les cartes nourrissent notre imaginaire politique. Eux, nous. Ca, là. D’où viennent les migrants ? Combien sont-ils ? Et les catholiques zombies ?

Les cartes, pour reprendre les termes de Michel Foucault, sont des « dispositifs » et à ce titre, elles sont toujours stratégiques. Une carte répond toujours à une intention et toujours, elle produit la réalité qu’elle donne à voir. Sa puissance vient de son caractère évident, définitif. Et c’est pour cela qu’il faut critiquer les cartes, comprendre leur construction, les effets qu’elles cherchent à produire, ou qu’elles produisent. Critiquer les cartes et les faire en connaissance de cause, c’est une manière de se garder du pouvoir des dispositifs. Parce que le dispositif est le plus fort quand il parvient à devenir invisible.

Je viens de tomber sur ces cartes des radicalisations islamistes en France – les personnes signalées pour radicalisation entre avril 2014 et mai 2015. Malgré leur apparente différence, ces cartes sont identiques : elles sont construites à partir des mêmes données de l’UCLAT. La première version est tirée du rapport parlementaire de Patrick Menucci N° 2828 du 2 juin 2015 sur « la surveillance des filières et des individus djihadistes ». Le rapport est disponible ici. La carte se trouve page 25. La seconde carte a paru dans la presse. Les couleurs ont été changées, mais les données restent identiques.

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Il existe des règles de réalisation des cartes. On appelle ces règles (conventionnelles mais jamais arbitraires) la « sémiologie graphique ». Elles visent à assurer que la carte reste un outil de langage, un vecteur de communication efficace parce que non ambigu. Le biais des cartes est inévitable, parce que la carte est une représentation. Respecter les règles de la sémiologie graphique, c’est une manière de s’assurer qu’on n’aggrave pas les biais de la carte.

Ces cartes brisent trois règles de la sémiologie graphique. Pas moins.

Ne pas appauvrir les données sans nécessité.

Ces cartes recensent des individus. Or, ce qui est représenté, ce sont des classes d’individus. Pourquoi grouper ces individus en classes quand on pourrait les représenter par des cercles proportionnels par exemple, qui conserveraient les vrais rapports entre les départements ?

Choisir des bonnes bornes de classe.

Mais admettons : faisons des classes. Les individus ici sont groupés en 7 classes. Ces classes ne sont pas d’égale amplitude : 10 pour certaines, 5 pour d’autres, ou 20. Mais pourquoi ? Pour la dernière, on ne connaît pas l’amplitude. « 50+ » : est-ce que c’est 51 ? 248 ? 1200 ?

Choisir les couleurs en connaissance de cause.

Pourquoi les deux cartes diffèrent-elles ? Parce que les couleurs ont été modifiées entre la première et la seconde. Les couleurs sur la seconde sont meilleures, car elles induisent l’idée d’une hiérarchie, absente de la première. Mais pourquoi alors introduire le noir, qui rompt cette hiérarchie ? Y a-t-il une différence substantielle entre les départements où 49 radicalisations ont été recensées et les départements où 50 radicalisations l’ont été ? Et le noir n’est pas non plus une couleur anodine.

Alors entendons-nous bien. Je ne suis pas là pour donner des leçons aux gens qui ont fait ces cartes. Mais elles me posent problème parce qu’elles ne me permettent pas de comprendre ce qui se passe. Si on fait une carte, c’est pour localiser un phénomène mais aussi pour comprendre ses conditions d’émergence. Qu’est-ce que me disent ces cartes ? Qu’il faut avoir peur du noir ? Que le rose c’est mieux ? Que les jihadistes sont partout ? Je ne sais pas. Et là, tout de suite, j’ai besoin de comprendre.

IHEST – Université d’été

Une fois n’est pas coutume, ce petit billet évoquera des aspects de mon travail. Je reviens à l’instant de l’Université d’été de l’IHEST à la Saline Royale d’Arc et Senans, évènement sur lequel je travaille depuis plusieurs mois. Les échanges, sur le thème « Quelle place pour la science dans le débat public? », ont été très riches et certaines présentations m’ont ouvert des horizons. C’est le cas de celle de Daniel Sarewitz, sur « Science and the politics of climate change ».

Daniel, qui est le codirecteur du Consortium for Science, Policy and Outcomes à l’Université d’Etat d’Arizona et éditorialiste de Nature,  a présenté un argumentaire serré – d’aucuns diraient « en béton armé ». En quelques mots : dans le domaine du changement climatique, une liaison de fait a été établie entre la science du climat (« ce que nous savons ») et les réponses politiques aptes à réduire les dangers que le changement climatique promet (« ce que nous avons à faire »). Ce que Daniel appelle « The Plan » consiste à dire qu’à partir du moment où les gens connaîtront les éléments scientifiques sur le climat, ils accepteront ou même appelleront de leurs vœux la réponse politique qui permettra d’éloigner les risques du changement climatique. Il y a deux problèmes à cette approche, selon Daniel. Le premier, c’est que « The Plan » ne marche pas : alors que la science du climat a fait des progrès considérables depuis 20 ans et qu’elle n’a jamais été autant communiquée,  les pays développés n’ont pas réduit leurs émissions et les propositions politiques (le régime de Kyoto pour faire vite) suscitent des oppositions croissantes, notamment de la droite américaine. Mais le deuxième problème, c’est que pour « The Plan », la réponse politique semble univoque : l’adaptation des comportements individuels par la culpabilisation de la consommation. Or, et c’est le cœur du propos de Daniel et l’origine du Hartwell Paper sorti l’année dernière, cette action politique univoque, cette restriction des possibles a des conséquences négatives sur la légitimité de la science elle-même. Dans le même mouvement où on conteste la politique, voire même POUR contester la politique, on conteste la science à laquelle elle est si intimement liée.

Ce que suggère Daniel d’un point de vue pragmatique, c’est donc d’arrêter d’appuyer les politiques nécessaires de sobriété sur des justifications scientifiques et plus exactement, de disjoindre la science du climat et les politiques énergétiques.

D’un point de vue théorique, et en lien avec le thème de l’université d’été, ces propositions posent la question de la relation entre l’éducation, l’information et la modification des comportements : si l’information, la discussion, le débat sont impuissants à modifier les comportements, alors, à quoi sert-il de discuter ? Si les faits et les explications apportées par la science n’ont pas d’incidence concrète, ne contribuent pas à convaincre au point de modifier la situation, alors, pourquoi même parler de science ? La discussion est ouverte !

… on continue

Dans le Times Higer Education d’aujourd’hui, des chiffres intéressants sur la rémunération des enseignants d’université en Grande-Bretagne. On apprend que le salaire brut moyen d’un enseignant britannique est de £43 486, soit environ €46 000. Un maître de conférences gagne en moyenne €40 300. Ces chiffres sont significativement supérieurs aux rémunérations françaises, comme le fait valoir Arthur Charpentier sur son blog.

Intéressant aussi ce tableau des rémunérations des présidents d’université. Le président de University College à Londres gagne plus de £295 000 par an, soit plus de €310 000… La 5e position (enviable?) du président de Sheffield a fait l’objet d’une demande de rectification de la part de l’université. En effet, la somme de £298 000 indiquée inclut la rémunération du président précédent pendant la passation de pouvoir et le salaire du président n’est donc que de £191 000 (mais n’inclut pas le logement de fonction dont il bénéficie). Je me demande si la rémunération des présidents fait l’objet de dispositions spécifiques dans la loi LRU?

Je dois dire que ces rémunérations ne me choquent pas plus que ça, d’autres professions utiles ayant bénéficié de revalorisations salariales importantes dans les années récentes (notamment les médecins généralistes). J’y vois surtout une forme de reconnaissance financière de l’importance sociale, culturelle et économique de l’institution universitaire.

J’aurai certainement l’occasion de discuter de ces questions avec tous les excellents collègues anglo-saxons que je vais rencontrer au congrès de l’association des géographes américains où je m’envole demain. Ambiance David Lodge à Las Vegas, ça promet!

Agitation…

On reparle de la question des droits d’inscriptions universitaires dans les nouvelles aujourd’hui, de ce côté de la Manche. Les présidents d’université, consultés anonymement par la BBC, voudraient pouvoir faire passer les frais d’inscriptions en licence à un minimum de £5000 et jusqu’à un maximum de … £20 000 pour certains (suivez mon regard… London School of Economics, au hasard?). Il faut savoir, par ailleurs, que les frais d’inscription en Master sont libres ici. Ce qui explique que certaines universités scientifiques ou de gestion (Imperial College ou LSE) n’hésitent pas à facturer plus de £10000 par an. Si je suis sensible à l’argument que les universités ont besoin d’argent, je reste un peu stupéfait devant l’ampleur des sommes invoquées et réticent devant les implications politiques que présente le fait de commencer une carrière avec des dettes astronomiques. Joli moyen de contrôle social sur la jeunesse… Ca va faire de sacrés moutons.

En Grande-Bretagne, on peut faire un parallèle éclairant entre le fonctionnement de l’université et le fonctionnement du … métro de Londres. Le métro londonien est extrêmement cher (jusqu’à £5 pour un aller simple dans Londres!) et ne propose pas de système forfaitaire comme la carte Orange à Paris. Le coût du système est donc intégralement supporté par les usagers, ce qui ne suffit pas à dégager des sommes nécessaires à l’entretien du système, grevé de pannes et de retards. A Paris, la carte Orange est largement subventionnée, ce qui permet d’avoir un système de transport (relativement) plus efficace qui favorise la productivité des entreprises de la région parisienne. En d’autres termes, la subvention aux transports permet des gains collectifs importants, qui excèdent le montant de la subvention. Pourquoi ne pourrait-on pas raisonner en ces termes pour l’université? Pourquoi nécessairement raisonner au niveau individuel?

 

Financement de l’enseignement supérieur

Je lis ce matin sur le blog de Sylvestre Huet un billet sur un projet de loi déposé par des députés UMP visant à créer des prêts étudiants garantis par l’Etat — ce qui permettrait, dans l’esprit du projet, aux universités d’augmenter leurs frais d’inscription et ainsi, de responsabiliser tout le monde, étudiants comme enseignants. Le système est inspiré de ce qui se fait en Australie, en Nouvelle-Zélande et au Royaume-Uni.

J’ai deux petits commentaires sur le fond, à partir de l’expérience britannique.

En Angleterre, l’argent est prêté PAR l’Etat britannique. Plafonné à £9700/an (3200 pour les frais d’inscription et environ 6500 pour les dépenses courantes), le prêt est remboursable à partir du moment où l’étudiant commence à gagner £15000 par an. Le taux d’intérêt sur le prêt est limité au taux d’inflation: c’est donc effectivement un prêt à taux zéro. Et le type qui rembourse le fait à hauteur de 9% de son revenu. Voilà pour le système. Mais je pose deux questions innocentes…

1. D’après l’organisme qui gère le système de prêts, l’encours de la dette des étudiants était de 21 milliards de livres en 2007-2008, soit 4 ans après le démarrage du système. Seuls 62% des gens avaient commencé à rembourser, et ce avant le déclenchement de la crise financière. Question: est-ce l’Etat « en faillite » (Fillon) qui va avancer cet argent, à taux zéro? La formulation ambiguë « prêt GARANTI PAR l’Etat » du projet de loi français laisse plutôt à penser que ce sont nos valeureuses banques qui vont faire les prêts… auquel cas, je me demande bien à quel taux. Plutôt que d’engraisser ainsi les banques (avec un risque 0 pour elles), ne vaudrait-il pas mieux donner aux universités les moyens de travailler directement, en les refinançant réellement? Pour avoir travaillé dans la système français, j’ai des souvenirs cuisants de la pénurie constante à laquelle nous devions faire face (« non, les photocopies, ce n’est pas possible pour le moment, on n’a plus d’argent pour le papier »).

2. Deuxième question innocente: depuis le début des années 2000, les universités britanniques ont été autorisées à augmenter leurs droits d’inscriptions jusqu’à un maximum annuel, fixé par l’Etat (aujourd’hui £3200). Le projet était d’enlever ce plafonnement en 2010 — et de voir en conséquence les frais s’envoler (on parle ici de plus de £10000/an pour les très grandes universités). Auquel cas, le montant des prêts d’Etat va s’envoler, sans nécessairement que cet argent soit bien employé (puisqu’il ne s’accompagne pas d’une obligation de réforme structurelle de l’organisation même des universités, ni d’un cahier des charges clair).

Ce projet semble avoir pour but de pressurer l’enseignement supérieur en lui imposant une « obligation implicite d’efficacité » (p.3 du projet), sans poser la question de la responsabilité des employeurs dans l’insertion professionnelle des étudiants, ni de la responsabilité de l’Etat dans le sous-financement ahurissant des universités françaises, qui se manifeste dans des locaux dégradés, des charges administratives démentielles pour le personnel enseignant et une désorganisation générale de l’institution.