Note de lecture : Andreas Malm, Fossil Capital. The rise of steam power and the roots of global warming.

La version définitive (substantiellement modifiée) de cette note a paru dans les Annales Histoire Sciences Sociales. Merci de vous y référer en cas de citation:

Romain j. Garcier, 2017, « Andreas Malm Fossil Capital: The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming Londres, Verso, 2016, 496 p », Annales Histoire Sciences Sociales 72(02):484-487
DOI: 10.1017/S0395264917000725
 

Le livre d’Andreas Malm n’est pas un livre d’histoire à proprement parler. C’est un essai d’écologie humaine qui mobilise l’histoire pour tenter de trouver dans le passé les ressorts de situations et de problèmes contemporains. Cette enquête rétrospective porte sur l’origine du changement climatique et s’emploie à en mettre en évidence la cause efficiente jusqu’à aujourd’hui : le mode de production capitaliste. Malm cherche en effet à penser les liens qui unissent le capitalisme industriel, la consommation d’énergie et les émissions de gaz à effet de serre au sein de ce qu’il appelle « l’économie fossile » : « une économie fondée sur une croissance auto-entretenue dépendant de la consommation croissante de combustibles fossiles » (p.11). C’est à l’exploration de ces relations que le livre est consacré. Le propos en est parfois un peu sinueux parce qu’il est fondamentalement dialectique mais on peut se risquer à en donner ici la trame, avant de revenir sur quelques points qui méritent discussion.

L’enquête débute avec l’étude de la transition de la force hydraulique vers la machine à vapeur dans l’industrie cotonnière en Grande-Bretagne. Cette thématique maintes fois explorée dans l’historiographie mobilise généralement des explications que Malm regroupe sous l’étiquette de « modèles ricardiens-malthusiens » (chapitre 2). Ces argumentaires attribuent l’affirmation du charbon comme ressource énergétique industrielle à l’épuisement des sites propices à la force hydraulique, à l’accroissement rapide de la population, ou à des avantages comparatifs d’ordre économique ou technologique. En d’autres termes, d’après les auteurs lus par Malm (E.A. Wrigley, Richard G. Wilkinson, Kenneth Pomeranz) la transition vers le charbon a suivi une logique d’ordre technico-écologique, elle-même répondant à un modèle anthropologique qui postule la faim constitutive et insatiable de l’espèce humaine pour l’énergie. Ce modèle imprègne une large part de la littérature sur l’anthropocène.

Dans les chapitres 3 à 11, écrits d’une plume alacre qui ne répugne pas à l’ironie, Malm sape méthodiquement  les explications « ricardienne-mathusiennes » de la transition vers la vapeur et leur soubassement anthropologique : si une transition se produit entre 1834 et 1838 (p.80) ce n’est pas que l’utilisation de l’eau est trop coûteuse, techniquement malaisée ou qu’elle se heurte à une pénurie de sites exploitables. Non : c’est que le développement continué de l’hydraulique, à l’exemple du système complexe édifié par Robert Thom sur l’île de Butte dans les années 1820 (p.96 sq), aurait supposé des formes de coopération et de planification auxquelles les industriels du textile répugnaient, comme le montrent les tentatives avortées sur l’Irwell (Lancashire) et la Tame (Yorkshire). Mais surtout, la vapeur a permis à l’industrie de créer un espace-temps abstrait, indépendant des contraintes de l’espace concret ­(p.164) et des temporalités naturelles (p.193) – condition nécessaire au développement du capital.

Ce tableau historique, fondé sur l’analyse généalogique de sources imprimées, sert à nourrir (chapitres 12 et 13) une théorie du « capital fossile », c’est-à-dire de la « base énergétique des relations bourgeoises de propriété » (p.279). Le charbon et la vapeur ont été les clés du contrôle de la force de travail ; de ce fait, pour Malm, les énergies fossiles se trouvent au cœur de la circulation et de l’accroissement du capital : « pas moins que les transactions de marché, des quantités continument croissantes de CO2 sont un aspect nécessaire à la production de la plus-value » (p.289). Reprenant les célèbres équations du livre I du Capital, Malm les transforme pour y inclure l’énergie dans la production et la consommation des marchandises générales, et la production de l’énergie fossile elle-même (ou « accumulation primitive du capital fossile »). La figure de la page 291 donne une représentation synthétique des équations fondamentales de l’ « économie fossile ».

Le chapitre 14 applique ce cadre théorique à l’interprétation de la trajectoire économico-énergétique de la Chine contemporaine : depuis les années 2000, la hausse des investissements et de la disponibilité énergétiques y a entraîné une « expansion », une « intensification » et une « intégration » spatiale du capital (pp. 336-339), qui rendent difficile l’abandon souhaitable des énergies de stock (énergies fossiles) au profit des énergies de flux (vent, solaire). C’est précisément aux entraves placées par le capital au développement des énergies renouvelables que le chapitre 15 est consacré. Enfin, le chapitre 16 et dernier propose une conclusion politique : si l’origine du changement climatique est à chercher dans le mode de production et non dans l’anthropologie intime de l’espèce humaine, alors le changement climatique n’est pas un destin et une solution politique reste possible, dont la forme concrète reste à inventer dans un délai de plus en plus bref.

Complexe, composite, très riche, Fossil capital mérite plusieurs lectures (ne serait-ce que pour parvenir à suivre toutes les références bibliographiques : nichées dans les notes de fin de volume, elles ne sont pas récapitulées dans une bibliographie unifiée, ce qui est spectaculairement irritant). La démarche de Malm résonne fortement avec les travaux de Timothy Mitchell (sur les relations entre énergies fossiles et politique) et de David Harvey (sur la spatialité du capital)[i]. Elle s’en distingue par un certain nombre de questionnements qui, sont s’ils sont méthodologiques et épistémologiques, n’en n’ont pas moins une puissante portée politique. J’en détaillerai quatre.

Le premier est le statut de la causalité. Malm critique la contrefactualité implicite des modèles explicatifs du déclin de l’hydraulique ou de la transition vers les énergies fossiles : étrangement, ils aboutissent à faire de l’affirmation du charbon une sorte de nécessité naturelle. En réintroduisant une réflexion sur le pouvoir et la capacité de contrainte, Malm invoque un régime de causes très différent : comme il l’écrit lapidairement p.267, « la vapeur a gagné parce qu’elle augmentait le pouvoir de certains sur les autres ». D’autre part, comme T. Mitchell l’a fait pour le couple énergie et démocratie, Malm inverse la relation causale entre énergie et croissance, rejoignant en cela certains travaux économiques récents, non marxistes. David I Stern et Gaël Giraud par exemple montrent que ce n’est pas la croissance économique qui tire la consommation énergétique, mais l’inverse ; et que l’élasticité du produit intérieur brut par rapport à l’énergie est de l’ordre de 60% (contre 8 à 10% dans la théorie économique classique).

Deuxièmement, Malm propose une réflexion à mon sens assez nouvelle sur la notion de « transition », qui éclaire les débats contemporains sur les transitions énergétique ou écologique. En effet, pour Malm, la transition n’est pas simplement la substitution d’une énergie à une autre, ou le « saut quantitatif » (p. 259) qui permet de répondre de manière mécanique à une demande énergétique croissante. La transition n’est pas non plus substantiellement le passage d’une configuration socio-technique à une autre (pour parler un langage qui n’est pas celui de Malm). Pour lui, la transition historique vers le charbon est une sorte de propriété émergente du capitalisme lui-même: elle ne peut donc se comprendre que par rapport aux logiques du capital. Ce qui change du tout au tout le statut des transitions contemporaines : faut-il chercher leur moteur dans les progrès technologiques ? De nouveaux collectifs d’acteurs ? Ou dans les sombres rouages du mode de production contemporain? Les implications politiques diffèrent drastiquement.

Troisièmement, Malm témoigne d’un intérêt soutenu pour la spatialité de la transition énergétique. Si son alma mater est l’université de Lund, lieu d’exercice du célèbre géographe Torsten Hägerstrand, Malm n’est pas intéressé aux questions de localisation ou de diffusion (la preuve en est l’absence cruelle de toute carte ou illustration parmi les 488 pages du livre : elles auraient été bienvenues). En revanche, en lecteur de Henri Lefebvre (la pensée de David Harvey est curieusement beaucoup moins explicitement présente), il est particulièrement sensible au caractère à la fois construit et constitutif de l’espace, à son rôle dans la production et l’intelligibilité des phénomènes sociaux. La transition ne se matérialise que dans l’espace et par l’espace : elle doit donc être pensée comme un agencement spatio-temporel, et pas simplement comme une césure/rupture chronologique.

Enfin, Malm fait une contribution majeure au débat sur l’Anthropocène, et plus spécifiquement, à l’imputation des responsabilités pour le changement climatique. On sait que cette imputation suit plusieurs lignes de rupture, selon que l’on suit l’hypothèse de William Ruddiman d’un démarrage du réchauffement avec les débuts de la riziculture, ou non ; selon qu’on considère les émissions cumulées de gaz à effet de serre ou les émissions marginales ; selon qu’on considère les contributions sur une base nationale ou sectorielle… Les réflexions de Malm permettent de déplacer ces discussions : en affirmant que le changement climatique n’est pas le fait de l’humanité comme espèce, mais du capitalisme comme mode de production; que la responsabilité n’en incombe pas au consommateur individuel mais au système productif qui encourage la consommation comme source de croissance ; que la transition vers les renouvelables doit faire une part à des formes de planification très antinomiques avec l’idée de marché, il ouvre à certains possibles politiques.

Pris ensemble, ces aspects (parmi bien d’autres) font de Fossil capital une très riche lecture et une source de réflexions : on ne peut que souhaiter qu’il soit rapidement traduit en français.

[i] Timothy Mitchell. Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole. Le Découverte, 2013, 330 p.

David Harvey. Géographie et capital : Vers un matérialisme historico-géographique. Syllepse, 2010, 280 p.

France Culture

Aujourd’hui à 14h00, nous parlons avec Sylvain David dans l’émission de Sylvain Kahn (Planète Terre) sur France Culture. Le sujet de l’émission est « la géographie du nucléaire » et je pense que nous aurons l’occasion d’aborder les questions qui nous intéressent dans Cat_Mat (www.catmat.eu).

IHEST – Université d’été

Une fois n’est pas coutume, ce petit billet évoquera des aspects de mon travail. Je reviens à l’instant de l’Université d’été de l’IHEST à la Saline Royale d’Arc et Senans, évènement sur lequel je travaille depuis plusieurs mois. Les échanges, sur le thème « Quelle place pour la science dans le débat public? », ont été très riches et certaines présentations m’ont ouvert des horizons. C’est le cas de celle de Daniel Sarewitz, sur « Science and the politics of climate change ».

Daniel, qui est le codirecteur du Consortium for Science, Policy and Outcomes à l’Université d’Etat d’Arizona et éditorialiste de Nature,  a présenté un argumentaire serré – d’aucuns diraient « en béton armé ». En quelques mots : dans le domaine du changement climatique, une liaison de fait a été établie entre la science du climat (« ce que nous savons ») et les réponses politiques aptes à réduire les dangers que le changement climatique promet (« ce que nous avons à faire »). Ce que Daniel appelle « The Plan » consiste à dire qu’à partir du moment où les gens connaîtront les éléments scientifiques sur le climat, ils accepteront ou même appelleront de leurs vœux la réponse politique qui permettra d’éloigner les risques du changement climatique. Il y a deux problèmes à cette approche, selon Daniel. Le premier, c’est que « The Plan » ne marche pas : alors que la science du climat a fait des progrès considérables depuis 20 ans et qu’elle n’a jamais été autant communiquée,  les pays développés n’ont pas réduit leurs émissions et les propositions politiques (le régime de Kyoto pour faire vite) suscitent des oppositions croissantes, notamment de la droite américaine. Mais le deuxième problème, c’est que pour « The Plan », la réponse politique semble univoque : l’adaptation des comportements individuels par la culpabilisation de la consommation. Or, et c’est le cœur du propos de Daniel et l’origine du Hartwell Paper sorti l’année dernière, cette action politique univoque, cette restriction des possibles a des conséquences négatives sur la légitimité de la science elle-même. Dans le même mouvement où on conteste la politique, voire même POUR contester la politique, on conteste la science à laquelle elle est si intimement liée.

Ce que suggère Daniel d’un point de vue pragmatique, c’est donc d’arrêter d’appuyer les politiques nécessaires de sobriété sur des justifications scientifiques et plus exactement, de disjoindre la science du climat et les politiques énergétiques.

D’un point de vue théorique, et en lien avec le thème de l’université d’été, ces propositions posent la question de la relation entre l’éducation, l’information et la modification des comportements : si l’information, la discussion, le débat sont impuissants à modifier les comportements, alors, à quoi sert-il de discuter ? Si les faits et les explications apportées par la science n’ont pas d’incidence concrète, ne contribuent pas à convaincre au point de modifier la situation, alors, pourquoi même parler de science ? La discussion est ouverte !