Le nucléaire a ceci de frustrant, quand on le prend comme objet de recherches, que l’on ne peut faire état que d’une fraction de ce que l’on est amené à voir. J’ai des dizaines de pages de notes sur des situations, des conversations, des observations que je ne peux pas exploiter. Les clauses de confidentialité grèvent la possibilité de communiquer la totalité des faits appris ou observés (même quand ils n’ont rien de particulièrement sulfureux). Et surtout, déontologiquement, il faut être certain de toujours protéger l’anonymat de ses interlocuteurs.
J’ai été amené à discuter du secret la semaine dernière au LATTS, qui m’avait invité à donner un papier en séminaire (le papier portait sur le rôle des classifications dans la conduite des affaires du monde, pour le dire vite). La discussion a dérivé sur la nature du secret dans les enquêtes géographiques. Je faisais valoir que la distinction de Hugh Gusterson, dans son People of the Bomb, était particulièrement opérante: le secret ne vaut pas comme contenu mais comme rituel. Cela m’avait particulièrement frappé un soir de 2010, quand j’allai à un rendez-vous sur un site nucléaire. C’était la fin de la journée. Je ne connaissais pas mon interlocuteur, auquel m’avait introduit une connaissance commune. Entré en voiture sur le site, passé par le poste de contrôle (qui m’avait fait vider mes poches à la recherche de clés USB, cet objet d’apocalypse), j’avais un peu tatônné pour trouver le lieu précis du rendez-vous, poussé quelques portes au hasard, me retrouvant dans de grands halls bourdonnants et vides, peuplés de machines étranges. J’avais finalement trouvé le chemin du petit bureau où m’attendait mon rendez-vous. La discussion avait été intéressante et animée. Et puis, j’avais demandé, à un moment, une précision sur les coûts de ce que me décrivait mon interlocuteur. Là, la réponse avait été ennuyée mais ferme: « Je ne peux pas répondre ». Je relançais: « Même avec des ordres de grandeur? ». De plus en plus ennuyé, mon interlocuteur m’avait dit: « Non, ça, vraiment, je ne peux pas. »
Le lendemain, j’avais fait une recherche plus précise, en utilisant des mots clés très spécifiques. Et là, je tombai sur un dossier de presse complet rédigé par l’institution en question, qui donnait la totalité des chiffres qui m’intéressaient. Le dossier était même destiné à un « petit déjeuner de presse », c’est dire que les chiffres étaient tellement peu sensibles que les journalistes ne risquaient pas de s’étouffer avec leur croissant… Le secret: pas un contenu, un rituel.