Blacklist – ou comment se brouiller avec tout le monde quand on fait de la recherche sérieuse

Et boum! Ca n’a pas manqué. Quelques jours après la mise en ligne du dossier Sagascience/CNRS sur le nucléaire, les réactions affluent. La dernière – et pas la moins virulente – vient d’une association, l’Observatoire du Nucléaire, qui accuse le CNRS de « tromperie ». A la lecture du communiqué de presse, je ne peux pas m’empêcher de repenser à la formule de F.: « je sais que je fais de la bonne recherche quand je suis sur la liste noire des pro ET des anti. » Là, en l’occurence, il s’agit d’un dossier grand public, pas d’un papier de recherche. Mais je reste médusé devant la violence des formulations, qui pour beaucoup, sont imprécises, partisanes voire carrément fausses. Un exemple. Il n’est pas possible de connaître officiellement la provenance de l’uranium utilisé en France (si je me trompe, chère hypothétique lectice, cher hypothétique lecteur, merci de me le faire savoir). Seule exception: suite au documentaire de Laure Noualhat (Déchets, le cauchemar du nucléaire), une commission parlementaire a demandé et obtenu d’avoir les chiffres pour 2008. Voici à quoi ressemble la carte (© votre serviteur):

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Sur la carte, le Niger est le deuxième fournisseur de la France. Mais le premier est le Canada et il y a fort à parier que depuis, le Kazakhstan a pris sa place… On n’est pas tout à fait ici dans ce que décrit l’article: « Le CNRS met ensuite en avant, pour justifier l’option nucléaire, « la diversité géographique et politique des pays producteurs d’uranium », oubliant délibérément que, depuis 40 ans, la France utilise prioritairement l’uranium du Niger qu’elle s’accapare à un tarif dérisoire grâce à une véritable politique néocoloniale ».

Je vois dans cet exemple une illustration de la difficulté qu’il y a à faire de le recherche en sciences sociales sur le nucléaire: nous ne pouvons jamais nous permettre d’avancer quelque chose qui ne serait pas infiniment pesé, abouti, assis sur des faits indubitables. A contrario, d’un côté comme de l’autre, on arrive assez bien à s’abstraire des faits, des références, des preuves quand on parle du nucléaire en société. Tout cela nous rend très impopulaires, du côté des pro- comme du côté des antinucléaires. Et vraiment très suspects.

Since 1876

Depuis 1876, l’oasis de Kharga, où nous nous préparons à repartir, est un haut lieu de la connaissance géographique. Avec Jean-Paul, nous avons en effet pris conscience, en travaillant depuis 2008 sur le site du Deir, de la quantité de littérature géographique qui avait été consacrée à l’oasis. Des nombreuses cartes et croquis qui avaient été levés. Cette littérature, ces cartes, nous les connaissons maintenant dans leur totalité, après les avoir traquées de la bibliothèque de l’Institut (à laquelle l’extrême gentillesse de Jean-Robert Pitte m’a permis d’accéder) au cabinet des fonds anciens du Quai Branly. Comme toutes les réalités géographiques, l’oasis peut faire l’objet d’une interprétation. Comment en effet comprendre la physionomie actuelle du paysage oasien et la chronologie de sa mise en place?

Deir

 C’est tout l’enjeu du projet Oasis auquel nous participons, sous la direction de Gaëlle Tallet. Ce qui est fascinant, à la lecture de articles de géographie consacrés à la question, c’est de voir à quel point ils sont empreints d’idéologie coloniale. Dans la littérature de l’époque, les modifications de l’environnement sont directement liées à la compétence des civilisations et après l’effacement de la présence romaine, c’est l’incompétence des indigènes qui explique la déchéance de l’oasis de Kharga. Ces explications ont fait long feu et notre propos est précisément de fournir des explications alternatives, mieux fondées scientifiquement. Ce faisant, nous avons retrouvé toute une littérature oubliée qui postulait avant l’heure un changement climatique socialement signifiant. En attendant, il est toujours émouvant de trouver des figurations anciennes d’un paysage que nous connaissons par coeur. Ce qui m’intrigue, quant à moi, ce sont les trois petits bosquets devant la forteresse romaine.

Queer nuclear waste

Périodiquement, je m’applique ce que je prêche à mes étudiants, et je fais un tour d’horizon bibliographique sur les sujets qui m’intéressent. Je ne résiste pas au plaisir de parler de ma dernière trouvaille, un article assez spectaculaire publié dans cultural geographies.

Dans son article, « Transnatural ethics: revisiting the nuclear cleanup of Rocky Flats, CO, through the queer ecology of Nuclia Waste« , Shiloh Krupar propose une manoeuvre théorique audacieuse. Elle consiste à utiliser un personnage de comédie ‘camp’ (une drag queen ‘radioactive’) comme ressource théorique pour critiquer, mettre en question, le discours dominant de la remédiation environnementale face à la contamination nucléaire. La première partie de l’article fait une très bonne étude de cas de la dépollution du site de Rocky Flats (CO), où était extrait le plutonium militaire américain. Une fois la fermeture du site acquise, le gouvernement américain a financé une dépollution relativement modeste, puis a transformé le site en espace naturel protégé pour limiter l’interaction avec les humains. Le discours utilisé vante le ‘retour à la nature’, la profusion de la vie, la beauté des paysages. Les pratiques des travailleurs, la mémoire des lieux sont repoussées dans l’ombre, alors même que nombre d’entre eux subissent  les effets délétères de l’exposition aux radionucléides. Si la mémoire collective s’efface, la contamination des corps et des environnements persiste. C’est là que Nuclia Waste (photo+lien) intervient.

NucliaWaste01lores

En érodant la frontière entre nature et culture comme la frontière entre les genres, la drag queen moque la distinction politiquement informée entre le pur et l’impur, les déchets et la nature, la contamination et la pureté. Revendiquant son statut ‘mutant’, elle réinvestit en le subvertissant l’imaginaire nucléaire américain – A for AtomOur Friend the Atom, etc. Ce faisant, elle résiste à la tentative de passer sous silence, d’occulter la signification profonde du nucléaire pour les USA, pas seulement en termes de contamination, mais aussi de structuration de la société entière (voir par exemple les travaux de Matt Farish).

Pour Krupar, Nuclia Waste prend a contrario au sérieux l’idée que certaines actions humaines sont irréversibles: de ce fait, Nuclia Waste ‘opens the possibility for different social practices in relation to Rocky Flats that acknowledge mutation rather than recover the site or bodies as normal/natural.’ (p. 315). Krupar propose une théorie de la ‘transnatural ethics’ qui laisse derrière elle la con/disjonction nature/culture pour embrasser l’incertitude, le brouillage des catégories, la pratique de la marge, de l’ironie comme nouvelle forme d’être dans les territoires et les corps contaminés.

Cet article a retenu mon attention pour plusieurs raisons. D’abord, il critique de manière convaincante le discours du retour à la nature des sites contaminés (on dit en France ‘retour à l’herbe‘) comme la manifestation d’une pensée dominante qui veut ignorer les histoires alternatives, la réalité de la contamination, et la signification du nucléaire pour les lieux et les gens. Il est difficile, et probablement injuste, de faire comme si rien n’avait existé, rien ne s’était produit. Pour Krupar, l’éthique transnaturelle accueille la contamination, les déchets, la difformité et appelle à leur propos de nouvelles pratiques de responsabilité et de care.

D’un autre côté, l’article m’a laissé très songeur, car cette posture critique ne résoud pas la question de la responsabilité. C’est une approche ex-post, une approche de l’après, qui évacue les « militant tactics that invoke sacrifice and purity, ‘rights’ and ‘injury' » (p. 315). Elle est donc inaudible pour les travailleurs contaminés par exemple, appelés à faire une place au cancer malgré leurs difficultés à faire reconnaître leurs maux comme des maladies professionnelles. Elle pourrait donc cautionner à merveille une politique du fait accompli, un fatalisme de la condition moderne. Cette lecture résonne avec Les Silences de Tchernobyl, que j’ai relu récemment (et qui pose bien d’autres problèmes, d’ailleurs), ou avec Life Exposed: Biological Citizens After Chernobyl d’Adriana Petryna. Comment cette queer ecology peut-elle proposer une éthique substantielle,  et pas simplement se glisser dans les interstices des drames du passé ou du futur?

Dark archival matter

Avec le printemps reviennent les hirondelles, et les demandes de dérogation pour la consultation des archives nationales. J’avais identifié en septembre un certain nombre de cartons d’archives qui m’intéressaient aux AN, où je ne suis jamais allé (je connais bien en revanche les archives municipales de Thionville). La base PRIAM3 permet de plonger, à partir de mots clés, dans toutes les archives récentes. Parmi les cartons auxquels j’avais demandé l’accès le 21 septembre 2011, je n’ai obtenu, le 12 avril 2012, l’autorisation de n’en consulter qu’environ la moitié. J’ai deux mois pour formuler un recours auprès de la Commission d’accès aux documents administratifs mais j’ai peu d’espoir étant donné la motivation du refus qui m’a été opposé. J’avais eu le même problème en Lorraine quand j’avais demandé des cartons relatifs à la politique régionale en matière de pollution industrielle de l’eau. Finalement, j’avais eu gain de cause sans avoir à faire une demande officielle à la CADA – les dossiers en question n’étant pas d’une sensibilité extrême. Le problème est renforcé par le caractère composite de certains cartons, qui contiennent des dossiers d’inégale sensibilité. Il est techniquement possible de n’obtenir communication que de quelques dossiers d’un carton mais cela ralentit le processus d’autorisation. En tout état de cause, je suis impatient de me plonger dans ces cartons. La densité des archives en fait un matériau extraordinaire pour comprendre rapidement une situation.

Pays administratif, pays réel

Alors que nous apprêtons à repartir en Egypte à la fin de la semaine qui vient, j’ai regardé les conseils aux voyageurs de l’Ambassade de France. Le ton est étonnamment peu alarmiste et j’ai été très intéressé de trouver une représentation cartographique des recommandations. On voit que l’Egypte « recommandable » ne constitue qu’une minorité du territoire – et que nous nous dirigeons vaillamment vers la zone orange (sans que cela nous inquiète outre mesure d’ailleurs). Le triangle de Hala’ib (la zone au sud-est du pays, en hachures, à la souveraineté contestée entre l’Egypte et le Soudan) n’est pas déconseillé. Cette représentation du risque par zone est intéressante, car elle donne à penser que les aléas se déploient uniformément au sein des zones, alors que notre expérience de l’année dernière montre qu’en situation volatile, ce sont les éléments « à haute fréquence » davantage que les tendances de fond qui ont une capacité à faire déraper la situation. Nous étions bien plus en sécurité planqués à Assiout que sur la route autour de Louxor. De ce fait, quelle est ici l’échelle de la recommandation?

 

L’obsession française

Un article du Guardian, ce matin, m’a fait sourire. Il existe dans le monde anglophone tout un genre de littérature vouée à un but unique: élucider le fond du fond de la psyché française. Et plus spécifiquement, de la femme française. Dans le désordre, on lira avec profit:  French women don’t get fat, How To Dress Like A French Woman, What French Women Know: About Love, Sex, and Other Matters of the Heart and Mind, All You Need to Be Impossibly French, French Women Don’t Sleep Alone, French Women for All Seasons, Entre Nous: A Woman’s Guide to Finding Her Inner French Girl. Les hommes français sont moins populaires. Ils font les méchants et les escrocs dans le genre très nourri des « expériences de vie » en France, écrites par des expatriés, des retraités ou des jeunes Américains « on their European journey of spiritual growth », selon l’expression très juste de mon ami Shane. En France, la vie quotidienne est toujours exotique, incongrue, irrationnelle, les codes sociaux en vigueur dans les pays anglophones (pour autant qu’on puisse généraliser) n’ont plus cours, mais la nourriture est toujours excellente et c’est bien connu, tout finit toujours par des chansons. Le plus connu, le modèle du genre est bien sûr A year in Provence de Peter Mayle (et ses suites) et le fameux A year in the merde de Stephen Clarke.

L’article du Guardian faisait un compte-rendu d’un nouveau front dans ce champ déjà nourri: le French parenting. Là, le précédent est plutôt chinois, avec le succès bizarre en 2010 de Battle Hymn of the Tiger Mother, d’Amy Chua, qui expliquait que les Américains ne savaient pas éduquer leurs enfants. Le secret de la réussite éducative chinoise? Exiger toujours plus de ses enfants et être avare de compliments. D’après ce qu’on peut juger du livre, on retrouve un peu cette thématique chez Pamela Druckermann, French children don’t throw food. Le coeur de la méthode éducative française? « Apprendre à ses enfants à vivre avec leurs frustrations ». J’ai hâte de regarder ce nouvel opus.