Périodiquement, je m’applique ce que je prêche à mes étudiants, et je fais un tour d’horizon bibliographique sur les sujets qui m’intéressent. Je ne résiste pas au plaisir de parler de ma dernière trouvaille, un article assez spectaculaire publié dans cultural geographies.
Dans son article, « Transnatural ethics: revisiting the nuclear cleanup of Rocky Flats, CO, through the queer ecology of Nuclia Waste« , Shiloh Krupar propose une manoeuvre théorique audacieuse. Elle consiste à utiliser un personnage de comédie ‘camp’ (une drag queen ‘radioactive’) comme ressource théorique pour critiquer, mettre en question, le discours dominant de la remédiation environnementale face à la contamination nucléaire. La première partie de l’article fait une très bonne étude de cas de la dépollution du site de Rocky Flats (CO), où était extrait le plutonium militaire américain. Une fois la fermeture du site acquise, le gouvernement américain a financé une dépollution relativement modeste, puis a transformé le site en espace naturel protégé pour limiter l’interaction avec les humains. Le discours utilisé vante le ‘retour à la nature’, la profusion de la vie, la beauté des paysages. Les pratiques des travailleurs, la mémoire des lieux sont repoussées dans l’ombre, alors même que nombre d’entre eux subissent les effets délétères de l’exposition aux radionucléides. Si la mémoire collective s’efface, la contamination des corps et des environnements persiste. C’est là que Nuclia Waste (photo+lien) intervient.
En érodant la frontière entre nature et culture comme la frontière entre les genres, la drag queen moque la distinction politiquement informée entre le pur et l’impur, les déchets et la nature, la contamination et la pureté. Revendiquant son statut ‘mutant’, elle réinvestit en le subvertissant l’imaginaire nucléaire américain – A for Atom, Our Friend the Atom, etc. Ce faisant, elle résiste à la tentative de passer sous silence, d’occulter la signification profonde du nucléaire pour les USA, pas seulement en termes de contamination, mais aussi de structuration de la société entière (voir par exemple les travaux de Matt Farish).
Pour Krupar, Nuclia Waste prend a contrario au sérieux l’idée que certaines actions humaines sont irréversibles: de ce fait, Nuclia Waste ‘opens the possibility for different social practices in relation to Rocky Flats that acknowledge mutation rather than recover the site or bodies as normal/natural.’ (p. 315). Krupar propose une théorie de la ‘transnatural ethics’ qui laisse derrière elle la con/disjonction nature/culture pour embrasser l’incertitude, le brouillage des catégories, la pratique de la marge, de l’ironie comme nouvelle forme d’être dans les territoires et les corps contaminés.
Cet article a retenu mon attention pour plusieurs raisons. D’abord, il critique de manière convaincante le discours du retour à la nature des sites contaminés (on dit en France ‘retour à l’herbe‘) comme la manifestation d’une pensée dominante qui veut ignorer les histoires alternatives, la réalité de la contamination, et la signification du nucléaire pour les lieux et les gens. Il est difficile, et probablement injuste, de faire comme si rien n’avait existé, rien ne s’était produit. Pour Krupar, l’éthique transnaturelle accueille la contamination, les déchets, la difformité et appelle à leur propos de nouvelles pratiques de responsabilité et de care.
D’un autre côté, l’article m’a laissé très songeur, car cette posture critique ne résoud pas la question de la responsabilité. C’est une approche ex-post, une approche de l’après, qui évacue les « militant tactics that invoke sacrifice and purity, ‘rights’ and ‘injury' » (p. 315). Elle est donc inaudible pour les travailleurs contaminés par exemple, appelés à faire une place au cancer malgré leurs difficultés à faire reconnaître leurs maux comme des maladies professionnelles. Elle pourrait donc cautionner à merveille une politique du fait accompli, un fatalisme de la condition moderne. Cette lecture résonne avec Les Silences de Tchernobyl, que j’ai relu récemment (et qui pose bien d’autres problèmes, d’ailleurs), ou avec Life Exposed: Biological Citizens After Chernobyl d’Adriana Petryna. Comment cette queer ecology peut-elle proposer une éthique substantielle, et pas simplement se glisser dans les interstices des drames du passé ou du futur?