Sociologie de la transparence

Un récent post de Baptiste sur le concours Sciences sociales de l’ENS « got me thinking ». Je trouve très intéressante la démarche de Baptiste à propos des concours de recrutement des maîtres et maîtresses de conférence et des fonctionnaires stagiaires de l’ENS, qui cherche à donner aux candidats des informations sur la nature des procédures utilisées par les jurys. Cette stratégie du dévoilement apporte des informations cruciales sur la logique, légitime ou non, qui préside à la sélection et sur son organisation pratique.

Je suis frappé de la disproportion qui existe actuellement entre la collecte d’informations sur les personnes (où l’individu social est mis en fiche, filmé, positionné dans un espace de variables administratives suivant son sexe, sa nationalité, sa profession, son domicile, son statut matrimonial et professionnel) et le peu de renseignements disponibles sur les modalités de la collecte et de l’usage de ces informations. Cette asymétrie dans l’information est lourde de menaces et d’injustices. Une des mes amies, issue du Commonwealth, s’est vu refuser un Visa Schengen à cinq reprises. Le vecteur des différentes variables qui définit mon amie dans l’espace administratif est complètement positif : elle a un emploi stable, elle peut voyager sans problème dans les îles Britanniques, aux USA et dans la plupart des pays du monde. Mais pas dans l’espace Schengen. La dernière fois, elle a demandé en définitive ce qu’on lui reprochait — une information qu’aucune ambassade n’est tenue de fournir, ce que je trouve absolument anormal. Un employé de l’ambassade de France lui a finalement dit « en off » que la France avait peur qu’elle établisse un trafic de médicaments avec son pays d’origine, ce qui, quand on connaît la personne, ne manque pas de sel.

Il me semble que toute extension des informations collectées par les administrations devrait s’accompagner d’une information proportionnellement croissante sur les procédures de collecte et d’utilisation de ces informations. La transparence des individus pour l’administration doit s’accompagner d’une transparence de l’administration pour les individus. Or, on sent bien que l’administration et les pouvoirs publics sont très réticents à laisser ainsi tout regard extérieur, qu’il soit sociologique ou citoyen, analyser leurs procédures de décision et de gestion des individus ou des situations.

L’Angleterre est un endroit paradoxal pour ces questions. D’une part, c’est l’Etat européen où la vidéosurveillance des espaces publics est la plus développée. Mais c’est un Etat qui n’a pas de document unifié d’identité (pas de carte d’identité, par exemple : quand je vais faire une opération sur mon compte bancaire, on ne me demande jamais de document d’identité, d’où la thématique récurrente du « vol d’identité » dans les journaux). Par ailleurs, en Angleterre, la transparence des décisions publiques n’est pas prise à la légère : les pouvoirs publics doivent annoncer, dans des livres blancs, leurs intentions. Mais cela a un effet tout à fait étonnant si on regarde plus précisément la logique de communication sur les procédures effectivement employées: au lieu que les administrations jouent le jeu de la transparence, elles sont incitées à dissimuler leur logique procédurale en évitant la mise par écrit des procédures, en les laissant dans le flou et surtout, en refusant toute communication sur celles-ci en dehors des pratiques de dévoilement explicitement prévues par la législation. La force de Greenpeace en Angleterre s’explique en partie par son usage expert des dites procédures (notamment le Freedom of Information Act), qui force l’administration à communiquer les documents qui détaillent les procédures de décision. L’administration, en retour, pour éviter de s’exposer à des contestations juridiques, affiche une transparence « factice » tout en dissimulant sa propre logique procédurale. C’est patent dans tout ce qui concerne le nucléaire, où la politique de la transparence a conduit les industries comme les pouvoirs publics à de plus en plus d’opacité sur la logique réelle de la prise de décision.

Pimm’s, Pride and Prejudice

Grande promenade hier dans les jardins palladiens de Chatsworth, qui est l’endroit où la BBC va tourner quand elle a besoin de fastueux décors XVIIIe siècle — style « Pride and Prejudice ». Chatsworth, qui est à environ 35 minutes de voiture de Sheffield, dans le parc national du Peak District, est effectivement très très chic.

 

La devise sur la façade à gauche du bâtiment (cf. photo) est « Cavendo Tutus »… référence aux Cavendish, les propriétaires de Chatsworth. Le job de M. Cavendish, c’est d’être duc du Devonshire. Ca doit être redoutable, comme travail. M. Cavendish a épousé une des soeurs Mitford, famille noble fort connue en Angleterre, notamment pour la proximité de certains de ses membres avec Adolf Hitler. Mme Cavendish est la tante de Max Mosley, boss de la Fédération Internationale de l’Automobile et fils de Oswald Mosley, le leader fasciste britannique des années 1930.

Je faisais la remarque à mes camarades qu’en France, les plus belles demeures sont passées sous le contrôle de l’Etat (sauf exception), la faute à un évènement important de la fin du XVIIIe siècle. La noblesse française aujourd’hui est un pâle reflet de la noblesse britannique, qui est à la fois beaucoup plus riche et beaucoup plus pragmatique. À Chatsworth (contrairement à Chantilly par exemple, qui appartient à l’Institut), la marchandisation de l’endroit est totale : l’accès aux jardins est payant, il y a au moins trois endroits où manger à l’intérieur même du domaine et la boutique se fera un plaisir d’écouler des babioles fabriquées par de petites mains chinoises et qui n’ont rien à voir avec le domaine (qu’est-ce que viennent faire des faux masques vénitiens dans le tableau?).

Cela dit, les jardins sont somptueux, avec une profusion végétale incroyable et des nuances de vert à l’infini. Idéal pour siroter de la Pimm’s Lemonade, avec des vrais bouts de concombre dedans.

Une légère odeur de goudron…

S’il y a bien un truc que je n’ai jamais aimé aux Etats-Unis, c’est l’odeur des shampooings du commerce. L’odorat est probablement le sens qui a le moins subi la mondialisation. Autant les images, les couleurs, les sons sont susceptibles d’être rapidement diffusés, autant les goûts et les odeurs sont beaucoup moins facilement exportables tels quels. Il est bien connu que les cuisines « ethniques » font l’objet d’une adaptation aux goûts des marchés auxquels elles sont destinés (ce que déplore la reine du curry en Angleterre par exemple, Camellia Panjabi.) Quiconque s’est déjà morfondu devant la vitrine d’un traiteur chinois à Paris ne peut pas avoir le moindre doute à ce sujet (ouais, ouais, porc aigre douce… beuh). C’est dire que les goûts et les odeurs ne font pas simplement l’objet de préférences individuelles : ce sont des objets culturels, c’est-à-dire partagés et transmissibles. Et donc localisés spatialement.

A ce titre, les goûts et les odeurs ont une géographie. Aucun goût n’est universel, pas même la vanille, pourtant très populaire dans le monde occidental. Les fabricants normands de la pâte nutritionnelle Plumpy Nut s’en étaient avisés : les enfants africains à qui étaient destinés cet aliment thérapeutique n’aimaient pas son goût de vanille (pourtant un produit tropical). En revanche, comme beaucoup d’enfants à travers le monde, les enfants africains raffolent du goût de la cacahouète : même pour un produit destiné à lutter contre la sous-alimentation, le goût est important et Plumpy Nut a maintenant la cacahouète en héritage.

Les rédacteurs d’Espace et cultures avaient consacré à la géographie des odeurs un numéro spécial il y a quelques années. Périodiquement, on s’avise en effet que la géographie privilégie outrageusement le regard parmi les cinq sens et quelques courageux aventuriers de l’intellect se lancent dans une reconquête des géographies propres aux autres sens. J’ai le souvenir d’avoir lu il y a quelques années un article qui portait sur les « haptic spaces », c’est-à-dire les relations spatiales conçues par l’entremise du toucher. L’idée était bonne et faisait suite à la réintroduction du corps en géographie comme échelle d’analyse, interface sensorielle et objet politique. Mais malheureusement, cert article était surtout le prétexte à un monumental exercice de cuistrerie (mot pour lequel j’ai le plus grand mal à trouver une traduction exacte en anglais et qui me serait pourtant bien utile).

De temps en temps, une bizarrerie gustative ou olfactive me rappelle que culturellement, il existe aussi un divide franco-anglais au niveau du goût ou de l’odorat. Pour bien des Français, goûter à la Marmite (prononcer « Marmaïte ») est une expérience à la limite du bizutage, tellement ce goût de levure (yeast) est éloigné de nos habitudes. Les Anglais en raffolent, au point d’en parfumer les biscuits apéritifs (méfiez-vous si on vous propose des Twiglets avec un grand sourire : ces perfides Britanniques connaissent bien l’aversion française pour ce goût vraiment bizarre). J’ai récemment fait une expérience intéressante, qui permet de remettre l’odorat aussi en perspective historique (et pas simplement à la manière de Süsskind : il est trop simple de faire référence aux parfums, qui sont davantage susceptibles d’être exportés et donc, de faire l’objet d’un consensus culturel). Je me suis rendu compte qu’un autre best-seller olfactif en Angleterre, c’est le goudron. Je ne mens pas : cf. la photo ci-dessous, un savon acheté au supermarché du coin, parfumé au goudron.

Dans le même ordre d’idée, l’odeur phénolée du TCP (qui est aux Anglais ce que le mercurochrome est aux Français) est une véritable madeleine de Proust. Cela a eu cet effet sur la collègue avec laquelle je partage un bureau, un jour que, soignant une coupure, je baignais dans un nuage olfactif de TCP. Ca a instantanément évoqué chez elle ses égratignures enfantines, soignées avec ce vénérable antiseptique.