De la matérialité en période de fêtes

La fin de l’année est assez intense, je dois dire, à jongler sans rien faire tomber avec les balles de mes vies parallèles.  L’important est d’apprendre non pas la coordination, mais les différences de hauteur entre les balles — envoyer celle là plus haut pour se laisser le temps de relancer cette autre, plus proche. Entre le jonglage, ou peut-être au milieu, je m’emploie à lire abondamment — j’ai fini le gros pavé de Descola, « Entre Nature et Culture », que je m’étais promis de lire depuis longtemps.  Je lis beaucoup de Latour, que j’apprécie de plus en plus (et que j’ai trouvé très agréable et stimulant à écouter il y a deux semaines); et beaucoup de Callon, dont la langue est moins fleurie, moin sémillante, mais les préoccupations peut-être davantage proches des miennes. J’ai fini dans le train hier le bouquin de Souriau auquel Latour fait maintenant sans cesse référence (au point d’en susciter une nouvelle édition, plus de 65 ans après la première). J’ai repris le bouquin de Daniel Miller sur la matérialité et je m’emploie à lire autour, pour couvrir un peu mieux théoriquement le thème complexe de la matérialité en sciences sociales.
Ah, la matérialité! Sans entrer dans les détails de ses méandres académiques, il est intéressant de constater qu’elle constitue aujourd’hui une donnée stratégique dans les luttes intradisciplinaires — cf. les appels en géographie anglosaxonne à « rematérialiser » les débats après le « cultural turn », et la réaction assez violente de ceux qui se sentent menacés par cette évolution — John Wylie par exemple. Je n’interprète pas autrement le bizarre article d’Environment and Planning A qui ressemble à un cri désespéré, à un « Non, je ne suis pas nu! Non, je ne suis pas mort », hugolien dans son écho caverneux et ses promesses d’apocalypse. En même temps, et c’est comme cela que s’explique ma stratégie de lecture, cher et hypothétique lecteur, l’approche de la matérialité en géographie anglosaxonne ne me convainc pas, parce qu’elle fait bon marché des médiations. Tout se passe comme si l’agency des matières (pour reprendre le concept toujours controversé d’Andrew Pickering) s’exprimait de manière isotopique, sans considération pour les dispositifs de prise en charge qui non seulement tentent de les réguler, mais qui d’une certaine manière, sont des conditions de possibilités de l’expression de l’agency des matières elle-même. Le risque est d’aboutir, comme me le confiait un célèbre universitaire britannique à l’issue d’un séminaire l’année dernière à Londres où nous nous étions retrouvés à quelques-uns à finir une méchante bouteille de blanc sicilien en face du mémorial à Albert, trainés là par cet éminent collègue qui proclamait son amour sans partage pour ce monument kitsch, le risque donc est d’aboutir à refétichiser les matières et les objets.


Cela dit et ce sera ma conclusion, je vais re-réfléchir au fétichisme des objets et des matières: car j’écris ce billet de mon lit, en me remettant de l’attaque d’une huître sournoise, qui a fait fort de me rappeler que le constructivisme social s’arrête avec la chaîne du froid.