Le retour de la matérialité

La crise actuelle des matières premières passe un peu à l’arrière-plan, en ces moments de financial meltdown. Mon attention a cependant été retenue par cet article du Monde qui parlait des tensions sur le marché du lithium, où la tonne est passée en cinq ans de 350$ à 3000$, la faute au développement des usages énergétiques du métal (pour les batteries). On ne parle pas assez des ces ressources minières dont les modalités d’exploitation et surtout de commercialisation sont très peu connues. « Le marché est opaque », dit un bon connaisseur dans l’article. Ca me rappelle quelques autres matériaux, qui ne font pas l’objet de cotations officielles. L’uranium, par exemple, dont les prix sont fixés selon des modalités assez étranges (le prix « Spot » est fourni par deux sociétés privées qui rassemblent des infos sur les contrats signés, le prix « de long terme », bien inférieur, est défini dans les contrats bilatéraux d’approvisionnement de longue durée — jusqu’à 15 ans pour le contrat signé hier par Areva en Chine).

D’un point de vue géographique, le cas du lithium est un bon exemple du retour de la matérialité. Après une décennie de « simulacres », de cyber-trucs, de réalité virtuelle, materiality is back with a vengeance. Et on s’aperçoit que raisonner en termes géographiques sur des dispositifs matériels d’approvisionnement fait totalement sens, notamment quand les zones économiquement exploitables sont peu nombreuses. Pour conclure sur l’affaire du lithium, quelque chose m’a intrigué. Nulle part n’est fait référence à un autre usage du lithium, à savoir, son usage nucléaire. Il faut savoir en effet que le lithium 6 est considéré comme une matière nucléaire par la loi française de 1980, parce qu’il intervient dans la fabrication de certains produits (notamment les têtes nucléaires, si ma mémoire est bonne). Et surtout, il est nécessaire à la réalisation de la fusion nucléaire (poursuivie par le projet ITER, installé dans le sud de la France et dont on a beaucoup parlé il y a quelques temps). Je serais curieux de savoir si la disponibilité en lithium 6 a été considérée quand la décision a été prise de lancer le projet ITER. A moins qu’il y ait d’autres sources de lithium 6 que les mines dont il est fait mention dans l’article du Monde?

Soif fossile

Le désert disais-je. Là, plus précisément:  25.596842°N,  30.730286°E. Ca correspond à l’emplacement d’une forteresse romaine du 3e siècle après JC, construite dans la partie est de l’oasis de Kharga, en Egypte, à 200 km à l’ouest de la vallée du Nil. Mais dans le programme de recherches auquel Gaëlle a eu la gentillesse de m’associer, la forteresse romaine n’est que le sommet émergé de l’iceberg, puisque le site en question comprend aussi des nécropoles qui sont fouillées depuis une dizaine d’années par une équipe d’archéologues et des bâtiments variés. Et aussi, des kilomètres carrés de champs abandonnés. Le mystère sur lequel je planche avec Jean-Paul a trait à l’eau, et plus exactement, à sa disparition. Selon une chronologie qui reste à préciser ont été mis en place dans cette partie de l’oasis des systèmes d’irrigation semblables à ceux qui ont été étudiés par Bernard Bousquet dans son magistral livre sur le sud del’oasis de Kharga, Tell-Douch et sa région: Géographie d’une limite de milieu à une frontière d’empire. Ces systèmes ont progressivement ont été abandonnés à mesure que la ressource fossile qu’ils exploitaient s’épuisait. A partir de -4500 BC environ, le climat de cette partie du désert Lybique connaît en effet une aridification marquée. La raréfaction des précipitations transforme les savanes sahéliennes en désert, créant les paysages que nous voyons aujourd’hui. L’irrigation à partir de l’eau accumulée dans les formations géologiques dans des périodes plus pluvieuses permet à la présence humaine de se perpétuer alors que les conditions du milieu ont radicalement changé.

Sur l’image satellite à haute résolution que l’équipe a acquise (50 cm de résolution au sol, 800 Mo!), l’étendue du parcellaire est stupéfiante et des choses assez étranges apparaissent, à la fois du côté de la géomorphologie et des systèmes techniques d’adduction d’eau. Donc, en décembre, et pour en avoir le coeur net, direction Kharga pour arpenter le désert et essayer de comprendre comment l’eau circulait il y a plus de 5000 ans. C’est un véritable plaisir que de pratiquer la géographie en équipe, de voir son efficacité pour comprendre la manière dont s’organisent les relations entre les sociétés et leur environnement et de l’utiliser pour démêler les fils de ce drame qui se joue sur plusieurs milliers d’années, de concert avec les travaux archéologiques et historiques. Et aussi de marcher dans le désert en essayant d’imaginer ce que fut cet endroit.

Sociologie de l’espace, mmm?

La récente invite de Baptiste à un petit exercice de réflexivité sur « pourquoi je blogue » aboutirait, dans mon cas, à une question négative. C’est plutôt à « pourquoi je ne blogue pas » qu’il me faudrait répondre. A certains égards, le blog semble avoir remplacé l’injonction à prier quotidiennement et je suis admiratif de l’examen de conscience quotidien lui aussi auquel se livrent bien des blogueurs sans que l’exercice apparaisse nécessairement comme d’un intérêt flagrant. C’est là une première raison. La deuxième est plus conjoncturelle: je m’interdis de parler ici de choses trop personnelles ou qui touchent de trop près à mes recherches actuelles (les déchets radioactifs). Cela ne laisse pas beaucoup de place aux effusions de mon intellect prolixe (ami lecteur: cette dernière phrase est ironique). Pourtant, il y aurait des choses à raconter, si toutes étaient racontables à ce moment. Je me demande s’il ne serait pas utile de faire plutôt un blog rétrospectif: écrire dans deux ans ce qui arrive aujourd’hui et jouer au prophète en ponctuant mon discours de « je vous l’avais bien dit ».

Pour ne pas conclure ce billet sur une note trop négative: je viens de recevoir un exemplaire de l’Atlas des développements durables (le pluriel est très important en géographie contemporaine. Je lis quantité d’articles où tous les substantifs — « présent », « spatialité », « modernité » sont mis au pluriel). J’ai commis dans cet ouvrage une planche sur le développement durable sur le bassin du Rhin dont je suis à 76% content mais l’entreprise générale est intéressante. Dans deux ans, je pourrai écrire des choses sur la fin du concept de développement durable et son remplacement définitif ou par son pluriel ou par le néant. Pour le moment, j’écrirai demain un billet sur d’autres recherches dont je peux parler et qui impliquent de marcher dans le désert avec un GPS à la main. Et après-demain, un billet long overdue sur le congrès annuel de la Royal Geographical Society où des scientifiques sérieux pouvaient présenter sans rire des communications sur « la spatialisation de la danse érotique dans les cabarets suisses ».

Géopiété

Lors de la royale semaine de vacances que je me suis octroyé mi-juillet dans le sud-ouest de l’Angleterre, j’ai eu l’occasion de discuter du concept de « geopiety », assez répandu en Amérique du nord. Jeff l’évoquait à propos de ses traversées motocyclistes solitaires aux USA (dites traversées « no country for the old men »), où le contact avec les lieux est intense et renforcé encore par la pratique du camping. Sous la plume de Yi-Fu Tuan, la géopiété a partie liée aux pratiques de géomancie utilisées en Orient (et ailleurs) pour sélectionner l’endroit approprié à la fondation d’une ville ou à l’implantation d’un bâtiment, voire la configuration même du bâtiment ou de l’appartement (Valérie Gelézeau a des pages extraordinaires sur la manière dont les Coréens ont réinterprété l’architecture des grands ensembles importés d’Occident dans un sens géo-pieux). Au-delà de la dimension architecturale, « geopiety » désigne aussi la relation diffuse et personnelle que les femmes et les hommes entretiennent avec des lieux particuliers, une sorte de phénoménologie de l’attachement à un endroit comme support d’une identité (les « lieux de mémoire ») et comme expérience spirituelle de la totalité, de la communion avec la nature (ou la culture), ce genre de choses. En ce sens, la géopiété ne s’exprime pas uniquement sur des lieux connus: la familiarité n’est pas une condition nécessaire de son émergence. D’autre part, la géopiété n’est pas non plus nécessairement une piété collective. L’esprit souffle peut-être sur les lieux (Barrès), mais pas nécessairement pour tout le monde. Cela dit, il est incontestable que la colline de Sion, dite « colline inspirée » est un endroit vraiment étrange. Mes souvenirs de Sion dans mon enfance lorraine se résument surtout aux « étoiles » de Sion, que nous échangions à la récré contre des billes — les « étoiles » étant des fossiles de crinoïde. Plus nets sont mes souvenirs du Mont Saint Odile, qui pour le coup, est VRAIMENT très étrange (et que les Japonais implantés en Alsace affectionnent particulièrement, d’ailleurs).

Le sud-ouest de l’Angleterre possède quelques-un de ces lieux un peu spéciaux. Je passe rapidement sur Tintagel, envahi de touristes et où « le Roi Arthur » est surtout le nom de multiples débits de cervoise tiède. En revanche, la côte du North Devon est magnifique, et les hêtres de la forêt d’Exmoor en particulier ont quelque chose d’étrange.

 

On s’attendrait presque à voir un hobbit faire une roulade à l’arrière-plan.

Shrink, shrunk, shrunk

J’étais à Leipzig le week-end dernier pour rendre visite à Daniel et travailler un peu à nos histoires australes. La ville est complètement fascinante. Elle est belle et vide. Et tout ça, parce qu’elle shrinke. Comme Detroit, comme Liverpool, comme d’autres villes encore, la ville de Leipzig a perdu des habitants depuis le début des années 1990. Massivement. 200 000 âmes (sur 700 000) ont décidé d’aller faire leur vie ailleurs quand les entreprises industrielles qui formaient le tissu économique de la ville du temps de la RDA ont été fermées.

Depuis, la ville sommeille et essaie de se réinventer. Les bâtiment splendides, mais à l’abandon, sont réinvestis par des artistes. Ceux qui sont vraiment trop décrépis (les bâtiments pas les artistes) sont détruits et les parcelles transformées en espaces verts, en installations d’artistes… L’ambiance est irréelle. Marcher dans cette ville perforée, faire du vélo dans de larges avenues désertes et silencieuses, parmi les effluves des tilleuls omniprésents est fantastique. La différence avec Sheffield est criante. Là où les Britanniques s’empressent de lotir la moindre parcelle, les Allemands tentent de penser le vide urbain et d’inventer de nouveaux usages des lieux. Avec plus ou moins de succès, selon Daniel.

Sociologie de la transparence

Un récent post de Baptiste sur le concours Sciences sociales de l’ENS « got me thinking ». Je trouve très intéressante la démarche de Baptiste à propos des concours de recrutement des maîtres et maîtresses de conférence et des fonctionnaires stagiaires de l’ENS, qui cherche à donner aux candidats des informations sur la nature des procédures utilisées par les jurys. Cette stratégie du dévoilement apporte des informations cruciales sur la logique, légitime ou non, qui préside à la sélection et sur son organisation pratique.

Je suis frappé de la disproportion qui existe actuellement entre la collecte d’informations sur les personnes (où l’individu social est mis en fiche, filmé, positionné dans un espace de variables administratives suivant son sexe, sa nationalité, sa profession, son domicile, son statut matrimonial et professionnel) et le peu de renseignements disponibles sur les modalités de la collecte et de l’usage de ces informations. Cette asymétrie dans l’information est lourde de menaces et d’injustices. Une des mes amies, issue du Commonwealth, s’est vu refuser un Visa Schengen à cinq reprises. Le vecteur des différentes variables qui définit mon amie dans l’espace administratif est complètement positif : elle a un emploi stable, elle peut voyager sans problème dans les îles Britanniques, aux USA et dans la plupart des pays du monde. Mais pas dans l’espace Schengen. La dernière fois, elle a demandé en définitive ce qu’on lui reprochait — une information qu’aucune ambassade n’est tenue de fournir, ce que je trouve absolument anormal. Un employé de l’ambassade de France lui a finalement dit « en off » que la France avait peur qu’elle établisse un trafic de médicaments avec son pays d’origine, ce qui, quand on connaît la personne, ne manque pas de sel.

Il me semble que toute extension des informations collectées par les administrations devrait s’accompagner d’une information proportionnellement croissante sur les procédures de collecte et d’utilisation de ces informations. La transparence des individus pour l’administration doit s’accompagner d’une transparence de l’administration pour les individus. Or, on sent bien que l’administration et les pouvoirs publics sont très réticents à laisser ainsi tout regard extérieur, qu’il soit sociologique ou citoyen, analyser leurs procédures de décision et de gestion des individus ou des situations.

L’Angleterre est un endroit paradoxal pour ces questions. D’une part, c’est l’Etat européen où la vidéosurveillance des espaces publics est la plus développée. Mais c’est un Etat qui n’a pas de document unifié d’identité (pas de carte d’identité, par exemple : quand je vais faire une opération sur mon compte bancaire, on ne me demande jamais de document d’identité, d’où la thématique récurrente du « vol d’identité » dans les journaux). Par ailleurs, en Angleterre, la transparence des décisions publiques n’est pas prise à la légère : les pouvoirs publics doivent annoncer, dans des livres blancs, leurs intentions. Mais cela a un effet tout à fait étonnant si on regarde plus précisément la logique de communication sur les procédures effectivement employées: au lieu que les administrations jouent le jeu de la transparence, elles sont incitées à dissimuler leur logique procédurale en évitant la mise par écrit des procédures, en les laissant dans le flou et surtout, en refusant toute communication sur celles-ci en dehors des pratiques de dévoilement explicitement prévues par la législation. La force de Greenpeace en Angleterre s’explique en partie par son usage expert des dites procédures (notamment le Freedom of Information Act), qui force l’administration à communiquer les documents qui détaillent les procédures de décision. L’administration, en retour, pour éviter de s’exposer à des contestations juridiques, affiche une transparence « factice » tout en dissimulant sa propre logique procédurale. C’est patent dans tout ce qui concerne le nucléaire, où la politique de la transparence a conduit les industries comme les pouvoirs publics à de plus en plus d’opacité sur la logique réelle de la prise de décision.

Pimm’s, Pride and Prejudice

Grande promenade hier dans les jardins palladiens de Chatsworth, qui est l’endroit où la BBC va tourner quand elle a besoin de fastueux décors XVIIIe siècle — style « Pride and Prejudice ». Chatsworth, qui est à environ 35 minutes de voiture de Sheffield, dans le parc national du Peak District, est effectivement très très chic.

 

La devise sur la façade à gauche du bâtiment (cf. photo) est « Cavendo Tutus »… référence aux Cavendish, les propriétaires de Chatsworth. Le job de M. Cavendish, c’est d’être duc du Devonshire. Ca doit être redoutable, comme travail. M. Cavendish a épousé une des soeurs Mitford, famille noble fort connue en Angleterre, notamment pour la proximité de certains de ses membres avec Adolf Hitler. Mme Cavendish est la tante de Max Mosley, boss de la Fédération Internationale de l’Automobile et fils de Oswald Mosley, le leader fasciste britannique des années 1930.

Je faisais la remarque à mes camarades qu’en France, les plus belles demeures sont passées sous le contrôle de l’Etat (sauf exception), la faute à un évènement important de la fin du XVIIIe siècle. La noblesse française aujourd’hui est un pâle reflet de la noblesse britannique, qui est à la fois beaucoup plus riche et beaucoup plus pragmatique. À Chatsworth (contrairement à Chantilly par exemple, qui appartient à l’Institut), la marchandisation de l’endroit est totale : l’accès aux jardins est payant, il y a au moins trois endroits où manger à l’intérieur même du domaine et la boutique se fera un plaisir d’écouler des babioles fabriquées par de petites mains chinoises et qui n’ont rien à voir avec le domaine (qu’est-ce que viennent faire des faux masques vénitiens dans le tableau?).

Cela dit, les jardins sont somptueux, avec une profusion végétale incroyable et des nuances de vert à l’infini. Idéal pour siroter de la Pimm’s Lemonade, avec des vrais bouts de concombre dedans.

Une légère odeur de goudron…

S’il y a bien un truc que je n’ai jamais aimé aux Etats-Unis, c’est l’odeur des shampooings du commerce. L’odorat est probablement le sens qui a le moins subi la mondialisation. Autant les images, les couleurs, les sons sont susceptibles d’être rapidement diffusés, autant les goûts et les odeurs sont beaucoup moins facilement exportables tels quels. Il est bien connu que les cuisines « ethniques » font l’objet d’une adaptation aux goûts des marchés auxquels elles sont destinés (ce que déplore la reine du curry en Angleterre par exemple, Camellia Panjabi.) Quiconque s’est déjà morfondu devant la vitrine d’un traiteur chinois à Paris ne peut pas avoir le moindre doute à ce sujet (ouais, ouais, porc aigre douce… beuh). C’est dire que les goûts et les odeurs ne font pas simplement l’objet de préférences individuelles : ce sont des objets culturels, c’est-à-dire partagés et transmissibles. Et donc localisés spatialement.

A ce titre, les goûts et les odeurs ont une géographie. Aucun goût n’est universel, pas même la vanille, pourtant très populaire dans le monde occidental. Les fabricants normands de la pâte nutritionnelle Plumpy Nut s’en étaient avisés : les enfants africains à qui étaient destinés cet aliment thérapeutique n’aimaient pas son goût de vanille (pourtant un produit tropical). En revanche, comme beaucoup d’enfants à travers le monde, les enfants africains raffolent du goût de la cacahouète : même pour un produit destiné à lutter contre la sous-alimentation, le goût est important et Plumpy Nut a maintenant la cacahouète en héritage.

Les rédacteurs d’Espace et cultures avaient consacré à la géographie des odeurs un numéro spécial il y a quelques années. Périodiquement, on s’avise en effet que la géographie privilégie outrageusement le regard parmi les cinq sens et quelques courageux aventuriers de l’intellect se lancent dans une reconquête des géographies propres aux autres sens. J’ai le souvenir d’avoir lu il y a quelques années un article qui portait sur les « haptic spaces », c’est-à-dire les relations spatiales conçues par l’entremise du toucher. L’idée était bonne et faisait suite à la réintroduction du corps en géographie comme échelle d’analyse, interface sensorielle et objet politique. Mais malheureusement, cert article était surtout le prétexte à un monumental exercice de cuistrerie (mot pour lequel j’ai le plus grand mal à trouver une traduction exacte en anglais et qui me serait pourtant bien utile).

De temps en temps, une bizarrerie gustative ou olfactive me rappelle que culturellement, il existe aussi un divide franco-anglais au niveau du goût ou de l’odorat. Pour bien des Français, goûter à la Marmite (prononcer « Marmaïte ») est une expérience à la limite du bizutage, tellement ce goût de levure (yeast) est éloigné de nos habitudes. Les Anglais en raffolent, au point d’en parfumer les biscuits apéritifs (méfiez-vous si on vous propose des Twiglets avec un grand sourire : ces perfides Britanniques connaissent bien l’aversion française pour ce goût vraiment bizarre). J’ai récemment fait une expérience intéressante, qui permet de remettre l’odorat aussi en perspective historique (et pas simplement à la manière de Süsskind : il est trop simple de faire référence aux parfums, qui sont davantage susceptibles d’être exportés et donc, de faire l’objet d’un consensus culturel). Je me suis rendu compte qu’un autre best-seller olfactif en Angleterre, c’est le goudron. Je ne mens pas : cf. la photo ci-dessous, un savon acheté au supermarché du coin, parfumé au goudron.

Dans le même ordre d’idée, l’odeur phénolée du TCP (qui est aux Anglais ce que le mercurochrome est aux Français) est une véritable madeleine de Proust. Cela a eu cet effet sur la collègue avec laquelle je partage un bureau, un jour que, soignant une coupure, je baignais dans un nuage olfactif de TCP. Ca a instantanément évoqué chez elle ses égratignures enfantines, soignées avec ce vénérable antiseptique.

Irradiation médiatique

Pas un jour ne se passe sans une mention aux questions nucléaires dans l’actualité. Un jour, on s’avise que l’Angleterre exporte du plutonium vers la France. Un autre, le président français signe des contrats d’assistance technique avec tel ou tel pays. Un autre jour encore, l’Italie annonce, après la Grande-Bretagne, qu’elle va relancer le nucléaire qu’elle avait abandonné en 1987. Aujourd’hui, c’était une déclaration parallèle de Gordon Brown et de François Fillon sur la nécessité pour chaque pays de construire de nouvelles centrales nucléaires pour agir sur le prix du pétrole.

Cette actualité me va bien : c’est précisément de nucléaire dont je m’occupe en ce moment. J’avais un peu décidé de ne pas livrer ici mes réflexions sur la question (work in progress, confidentalité, tout ça) mais les récents articles du Monde appellent quelques commentaires. Deux choses m’intéressent particulièrement : d’abord, les réactions des lecteurs des sites, qui agissent (au sens de « perform ») la controverse sur le nucléaire. Je suis frappé de voir à quel point les réactions sont immédiates et instinctives, comment les lecteurs reprennent le débat en usant de termes et des formules très classiques. On a l’impression que rien n’a progressé dans cette controverse, qu’il n’y a pas eu, sur la question du nucléaire, d’apprentissage collectif qui aurait permis d’en reformuler les termes (peut-être faut-il y voir un sujet « hybride » au sens de Callon/Latour, et qu’il est donc impossible de « trancher » de manière définitive par les formes classiques du débat d’idées… d’ailleurs, soit dit en passant, je suis frappé de voir la popularité de Callon/Latour dans la géographie anglaise, ils sont accommodés à toutes les sauces, c’est réjouissant… C’est un peu comme Gordon Ramsay, on le voit partout, sur toutes les chaînes de télé, même quand il ne fait qu’expliquer comment cuire des pâtes. Mais je m’égare). Le plus neuf, dans cette histoire, c’est l’apparition du changement climatique (« le nucléaire ne produit pas de gaz à effet de serre ») : le reste a déjà été entendu cent fois.

Deuxième chose : l’absence totale d’ordres de grandeur numériques dans les commentaires. Tout se passe si on raisonnait uniquement sur des principes, jamais sur des quantités, des sommes, des flux. J’avais tendance à répéter aux quelques étudiants qui ont eu à me subir que la maîtrise des ordres de grandeur, c’est ce qui sépare la bonne géographie de la mauvaise.

L’histoire du plutonium anglais, cela dit, soulève quelques interrogations. L’Angleterre exporte donc vers la France de faibles quantités  de plutonium, transports entourés d’une discrétion certaine. Quand je dis faibles, c’est par rapport à des ordres de grandeur industriels. 1,6 tonnes, ce n’est pas grand’chose pour un produit industriel… mais reste à savoir si le plutonium est un produit industriel classique. Dans le cas présent,  l’idée, comme le rapporte Le Monde environ 3 mois après The Independent (le journalisme français est à la pointe), est de faire fabriquer en France, à l’usine Melox de Marcoule (et non de Cadarache, ami journaliste du Monde), du combustible MOX. Le MOX est un produit qui contient 93% d’uranium dit appauvri (qui contient moins d’isotope Uranium 235 que l’uranium naturel) et 7% de plutonium. Il est utilisé dans les centrales nucléaires classiques. Le MOX a toute une histoire : un peu comme l’aniline, il a été inventé pour tirer parti du plutonium dont on ne savait que faire. Le plutonium, dans l’esprit des scientifiques et des industriels des années 1960, ça servait à faire deux choses : des bombes (si je ne me trompe pas, le plutonium a une masse critique d’environ 5 kg) ; et de l’électricité, dans un type particulier de réacteurs appelés « réacteurs à neutrons rapides ». Or, les inventaires de bombes étant complets et les réacteurs à neutrons rapides n’ayant jamais réussi à passer au stade industriel (Phénix à Marcoule, ça marche bien, Superphénix, ça ne marchait pas), il fallait bien parvenir à faire quelque chose du plutonium. D’où l’idée de l’utiliser dans des centrales nucléaires « classiques », avec ce fameux MOX.

Plusieurs choses sont étonnantes dans les transports de plutonium anglais vers la France :
1. Qu’on transporte du plutonium. En général, les transports internationaux de matières radioactives de haute activité concernent des choses moins « proliférantes » que le plutonium (qui ne peuvent pas servir à faire des bombes) : des déchets nucléaires, ou du MOX déjà fabriqué comme c’est le cas vers le Japon. En revanche, en France, il y a beaucoup de transports internes de plutonium entre La Hague (sur le presqu’île du Cotentin) et l’usine de Marcoule (dans le Gard). Ces transports se font par camions banalisés et suite à une action célèbre de Greenpeace à Chalons sur Saône en 2003, toutes les informations à leur sujet sont couvertes par le secret-défense. Le transport entre Angleterre et France indique donc que les Anglais sont vraiment aux abois et ont bien du mal à honorer leurs contrats de fabrication de MOX. Et pour cause : leur usine de MOX n’a jamais fonctionné. Sur le même site (Sellafield), l’usine de séparation de plutonium (THORP) connaît des difficultés à répétition.
2. Qu’on utilise un ferry classique pour le transport et non un navire spécial (comme ceux qui ont été utilisés pour le transport de matières hautement actives vers le Japon dans les années 1990, le Pacific Pintail et le Pacific Sandpiper de la société PNTL). Ça, c’est vraiment curieux (l’argument de la proximité des deux usines paraissant assez faible). Histoire de coût ? De disponibilité des navires ? D’emballages des colis de plutonium ?
3. L’apparence de joyeux foutoir dans la répartition des responsabilités et la diffusion de l’information. Le nucléaire est probablement l’industrie la plus surveillée qui soit mais cela donne l’impression extérieurement d’un enchevêtrement des responsabilités et des procédures. Par exemple, l’ « Autorité de sûreté nucléaire » n’a pas la responsabilité de la sécurité des transports de plutonium… parce que « sûreté » et « sécurité » sont deux choses différentes dans l’industrie nucléaire, pour contre-intuitif que cela paraisse.

J’attends avec intérêt les nouveaux développements de la situation!

Les cachotteries d’HAL-TEL

J’ai eu une surprise en début de semaine. J’ai déposé en décembre 2006 ma thèse sur le site Thèses en Ligne (TEL) du CNRS, qui est un sous-service de Hyper-Archives en Ligne (HAL). Ce service m’avait été indiqué par des collègues. Il permet la diffusion de documents scientifiques : preprints d’articles, notes de cours, mémentos techniques, et donc, thèses.

Depuis fin 2006, ma thèse a été téléchargée plus de 200 fois. Le chiffre me laisse pantois. J’ai d’ailleurs parfois quelques surprises (par exemple, être cité dans … le bulletin de la section du Parti Socialiste de l’Ecole normale supérieure… Jaurès, l’environnement, les patrons voyous, tout ça… J’en rosis de confusion).

Incontestablement, TEL permet une bonne diffusion, mais finalement pas différente de celle qu’autorise un site personnel. L’avantage principal est la gratuité (il n’y a pas de frais d’enregistrement et la bande passante est prise en charge par le CNRS), et si on veut, la stabilité de la plateforme. Après mes mésaventures d’hébergeur, c’est un paramètre qui compte.
Mais cette stabilité a un prix : il est impossible à un auteur de retirer le document qu’il a déposé de la base ! Selon les mots charmants du support de HAL : « Le retrait est clairement indiqué comme impossible. » On pourrait imaginer d’autres circonstances beaucoup plus gênantes, par exemple, un article fautif que l’auteur voudrait retirer… Hé bé, pas possible… selon le support du site…

Cette position ne tiendrait probablement pas devant le tribunal d’instance, la clause de non-réversibilité de l’autorisation de diffusion d’un document paraissant abusive et surtout, très mal indiquée. Il me semble que le site gagnerait à être beaucoup plus explicite sur les contraintes qui régissent son usage. Avec le développement des sites personnels et des sites relationnels (type Facebook), et la baisse constante du coût du stockage et de la bande passante, il y a fort à parier que des alternatives plus souples peuvent se développer.