Elections

Je suis allé voter aux Européennes aujourd’hui. Je m’étais inscrit sur les listes en octobre dernier et c’est la première occasion qui m’est donnée d’exercer mon droit de vote d’expatrié européen.
C’était très dépaysant. D’abord, il n’y avait pas un chat, les deux assesseurs avaient l’air de s’ennuyer ferme. On m’a simplement donné une grande feuille jaune à cocher, avec les noms de toutes les listes (une quinzaine), que je suis ensuite allé fourrer dans l’urne tout seul comme un grand. Même pas de « a voté » cérémonieux. Ensuite, on ne m’a demandé aucune pièce d’identité, et pour cause, elles n’existent pas dans le pays. J’avais simplement emmené la petite carte postale reçue par la poste (elle n’est même pas obligatoire pour voter). Par mesure de prudence, j’avais quand même emmené et mon passeport et ma dernière facture d’eau, mais les deux étaient superflus. Je reste pantois devant ce que cela signifie en matière d’usurpation d’identité. Il est plus difficile de louer une voiture que de voter dans ce pays. Enfin, dernier aspect et pas des moindres, le bureau de vote était situé dans l’église pentecôtiste sise en face de chez moi. Il n’y avait pas les grands chants pleins de ferveur du dimanche matin tôt, mais je me disais que ça ferait un beau barouf en France si une église servait de bureau de vote. Bizarrement, pas d’estimations dans les journaux…probablement en attendant les résultats dans les autres pays dimanche.

Nature and al.

Une petite semaine depuis le dernier billet et me voici de retour à Las Vegas en attendant de repartir demain pour l’Angleterre. Le plaisir de la découverte est passé et j’ai choisi de m’éloigner du Strip plein de visiteurs, de bruit et de fureur en ce week-end de Pâques. J’ai pris résidence downtown, où le public est différent, plus populaire, plus gros, plus mélangé. Hier soir, des hommes sandwich appellaient la foule à quitter le jeu pour revenir vers Jésus. Ce matin, alors que je buvais un café dehors (une rareté à Las Vegas), un type sans âge, en costume, peut-être ivre, est venu me saluer en m’expliquant être un ange.

A Las Vegas, les parcs naturels du sud de l’Utah que j’ai explorés en début de semaine semblent loin déjà. Je n’ai eu le temps, en posant trois jours de vacances, que de parcourir certains d’entre eux mais les paysages complètement cosmiques valaient bien les 1000 miles de trajet à travers le désert. L’usage qui est fait des parcs est étrange, dans la mesure où la conservation à l’américaine implique une mise en spectacle qui fait une large part à la voiture. Le parc d’Arches, un des plus fameux, pousse cette mise en automobile à un paroxysme et il est difficile de s’éloigner des foules pour profiter du paysage. Je me souviens avoir lu il y a quelques années un bon livre sur Yellowstone (« Playing God in Yellowstone ») par Alston Chase qui illustrait la tension extrême qui parcourait la régulation de la nature dans le parc. Jusque dans les années 1960-1970, les rangers distinguaient entre bonnes et mauvaises espèces pour justifier leurs pratiques de régulation de la faune. Dommage pour les loups, qui ont fait l’objet d’une destruction organisée jusqu’à leur extinction en 1935. Réintroduits depuis, les loups font partie comme en France d’un jeu complexe entre les acteurs sociaux pour déterminer la « Nature optimale », au milieu des incertitudes pesant sur le rôle des paramètres naturels et anthropiques dans l’évolution des écosystèmes. Plus récemment, Paul Robbins a conduit une analyse intéressante de la question de l’élan dans le nord du Yellowstone, « The politics of barstool biology », parue en 2006 dans Geoforum. Il montre que les divergences de vues qui s’expriment à propos des outils destinés à gérer la nature (et en particulier la population d’élans) ne suivent pas strictement des lignes de fracture entre environnementalistes et fonctionnalistes ou entre locaux et néoruraux, mais plutôt des lignes de classe entre prolétaires et bourgeois (si si).

 

 Je ne sais pas comment ces tensions s’expriment dans le cas des parcs du sud de l’Utah, où la contemplation des paysages compte davantage que l’observation de la faune sauvage. Mais plutôt qu’Arches, je recommanderais la visite du parc voisin et beaucoup moins fréquenté de Canyonlands où le regard est saisi par l’ampleur des paysages du haut plateau du Colorado.

7 ans après les Jeux, il neige encore

Les colibris ont disparu, laissant la place à d’épais flocons et à une cohorte de mormons. Il faut dire que je me trouve à Salt Lake City pile au moment de la convention annuelle de l’Eglise des Saints des Derniers Jours. Fidèles à leur réputation, les mormons sont d’une très grande gentillesse et il y a toujours une bonne âme pour tout vous expliquer, par exemple que SLC accueille ce week-end 60000 visiteurs attirés par la convention. Par curiosité, je suis allé voir les visitors’ centers de Temple square (le temple lui-même ne se visite pas). L’ordinateur qui promettait de tout me révéler sur mes origines familiales ne marchait pas. Il m’est revenu en tête que les mormons conduisaient une compilation de l’état-civil du monde entier. Les archivistes français les détestent, pour la bonne raison que tout généalogiste est une engeance démoniaque aux yeux des archivistes français. Ca m’aurait amusé de savoir si, comme le dit la doxa familiale, les Garcier viennent d’un village aujourd’hui noyé sous les eaux du barrage de Serre-Ponçon. C’aurait été encore une conflation étrange, Barcelonnette et Salt Lake City.

De dépit, je me suis rabattu sur les reconstitutions de scènes de la Bible et du Livre de Mormon, peuplées de mannequins. L’accoutrement des personnages américains était vraiment bizarre et il m’a fait penser, impie que je suis, à un épisode pilote de Xénia Princesse Rebelle. Pour les costumes et les visages (très caucasiens), parce que sinon, ni les femmes ni les Indiens n’ont de postes à responsabilité dans la geste mormone ou dans la politique actuelle de la LDS. L’aréopage des chefs (les douze apôtres et le triumvirat présidentiel) est très blanc, très mâle et très vieux. Comme au Vatican.

La ville elle-même est surprenante. Je suis resté dans le centre, pas très étendu, très propre, très vide. Des mendiants sans âge, tous blancs, demandent l’aumône sans grande conviction. Le site est magnifique et je me suis juré d’emmener la machine à PIGs lorsque je repasserai ici en fin de semaine, en espérant pouvoir capturer la lumière incroyable du coucher de soleil sur les montagnes enneigées qui entourent la ville.

Update: de retour à SLC, les flocons avaient disparu et la lumière blanche ne favorisait pas la photographie urbaine. Alors, je me suis contenté de faire une PIG du centre ville, montrant les bureaux vides à louer, la skyline assez modeste et la statue de « la ronde de la joie de la famille mormone ».

Wizzzzzzzzz…. fait l’oiseau mouche

A regarder par la fenêtre les oiseaux mouches qui passent en trombe devant la fenêtre dans la lumière dorée d’une fin de journée dans le désert du Sonora, on en arriverait presque à oublier les montagnes de travail qui attendent. Elles se font fort, cependant, de se rappeler à ma mémoire et le congrès des géographes américains la semaine dernière à Las Vegas n’aura été qu’une parenthèse, au demeurant plutôt studieuse. J’ai beaucoup aimé l’ambiance générale du congrès. Même si le lieu, un hôtel-casino vieillissant au nord de Las Vegas Boulevard, n’était pas le plus agréable qui soit, les communications que j’ai entendues étaient intéressantes, voire très bonnes. Mike faisait un distinguo subtil entre une conference et un meeting – la différence entre les deux étant que dans ce dernier cas, les propositions de communication ne sont pas triées par un comité scientifique. En gros, vient et parle qui veut, dans la mesure où il/elle montre patte blanche. Le résultat peut être apocalyptique, bien sûr, mais je n’ai aucune raison de me plaindre ou de ricaner de ce que j’ai vu. Peut-être aurais-je des raisons de ricaner de ce que je n’ai pas vu. Par exemple “A Place called Enteria : The Gastro-geopolitics of the colon”. Dans le programme, c’est le titre le plus curieux qu’il m’ait été donné de voir mais d’autres pépites se cachent peut-être dans cet épais volume.

Après un papier sur la Moselle donné hier en séminaire à l’Université d’Arizona (interesting conflation of places) à l’invitation d’Agathe, je suis de retour… à la Moselle pour finir un article promis à Nicolas. C’est avec grand plaisir que je retrouve les questions d’eau qui m’ont occupé quelques années et qui trouvent dans le sud-ouest américain une résonance particulière. La visite du Hoover Dam (et le niveau si bas du Lac Mead: PIG), les controverses autour de l’irrigation urbaine dans l’Arizona, la vision des rivières asséchées du centre de Tucson, tout cela donne une consistance concrète aux questions de pénurie qui m’occupent actuellement. Et je réfléchis au mot de Michel Serres, qui explique que la pollution est une forme de prise de possession.

La semaine prochaine se passera dans l’Utah, sur des questions de déchets nucléaires. Je sens que je vais rentrer dans un monde parallèle. Comme le dit le Lonely Planet, « go to Temple Square on a night when there are few visitors and you may feel in danger to be nice-d to death ».

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Continuant sur mes lancées harveyesques, remerciant au passage Stéphane de sa vigilance — cf. commentaire du billet précédent — et m’étant juré que je vérifierai mieux mes informations les prochaines fois, je me suis plongé dans l’exploration de www.davidharvey.org, dont on suppose qu’il est le site officiel de David Harvey. Le site propose des vidéos des cours de Harvey sur Le Capital qui sont assez mythiques dans le milieu de la géographie anglosaxonne depuis qu’ils ont débuté, il y a une quarantaine d’années. Il n’a pas beaucoup changé Harvey, depuis le temps où j’avais commencé à suivre ce même cours quand il le donnait à Johns Hopkins, à Baltimore. Je lui trouve toujours un petit air de Marx. J’espère que la barbe n’est pas une obligation pour piger Le Capital, parce que sinon, je suis mal barré. Du point de vue du contenu, ce que je vois sur le site ne cadre pas vraiment avec mes souvenirs : à Baltimore, Harvey faisait beaucoup plus le « rinpoché », si on m’autorise cette métaphore tibétaine et limitait ses interventions à des sortes de paraboles cryptiques qui étaient extraordinairement frustrantes. Je me souviens avoir tenté de lui extraire un commentaire sur le statut de l’or dans le monde contemporain (parce que si mes souvenirs sont bons, depuis la conférence de la Jamaïque de 1976, l’or ne sert plus à garantir les monnaies entre elles au niveau international). J’en avais été pour mes frais, et j’avais donc décidé de ne plus aller à ce séminaire (il faut dire que lire 60 à 80 pages de Marx par semaine en anglais, c’était un peu rude à suivre). Là, les cours sont limpides et substantiels. Ils fournissent un très bon complément à la lecture « cover to cover » de Limits to Capital, dans laquelle je me suis lancé, en attendant de récupérer mon exemplaire du Capital (en français) que j’ai oublié récemment dans le très bel appartement d’un cousin prospère. J’espère que le livre ne trône pas sur la table à café du salon, preuve irréfutable de ma duplicité sociale.

Sociologie de l’espace, mmm?

La récente invite de Baptiste à un petit exercice de réflexivité sur « pourquoi je blogue » aboutirait, dans mon cas, à une question négative. C’est plutôt à « pourquoi je ne blogue pas » qu’il me faudrait répondre. A certains égards, le blog semble avoir remplacé l’injonction à prier quotidiennement et je suis admiratif de l’examen de conscience quotidien lui aussi auquel se livrent bien des blogueurs sans que l’exercice apparaisse nécessairement comme d’un intérêt flagrant. C’est là une première raison. La deuxième est plus conjoncturelle: je m’interdis de parler ici de choses trop personnelles ou qui touchent de trop près à mes recherches actuelles (les déchets radioactifs). Cela ne laisse pas beaucoup de place aux effusions de mon intellect prolixe (ami lecteur: cette dernière phrase est ironique). Pourtant, il y aurait des choses à raconter, si toutes étaient racontables à ce moment. Je me demande s’il ne serait pas utile de faire plutôt un blog rétrospectif: écrire dans deux ans ce qui arrive aujourd’hui et jouer au prophète en ponctuant mon discours de « je vous l’avais bien dit ».

Pour ne pas conclure ce billet sur une note trop négative: je viens de recevoir un exemplaire de l’Atlas des développements durables (le pluriel est très important en géographie contemporaine. Je lis quantité d’articles où tous les substantifs — « présent », « spatialité », « modernité » sont mis au pluriel). J’ai commis dans cet ouvrage une planche sur le développement durable sur le bassin du Rhin dont je suis à 76% content mais l’entreprise générale est intéressante. Dans deux ans, je pourrai écrire des choses sur la fin du concept de développement durable et son remplacement définitif ou par son pluriel ou par le néant. Pour le moment, j’écrirai demain un billet sur d’autres recherches dont je peux parler et qui impliquent de marcher dans le désert avec un GPS à la main. Et après-demain, un billet long overdue sur le congrès annuel de la Royal Geographical Society où des scientifiques sérieux pouvaient présenter sans rire des communications sur « la spatialisation de la danse érotique dans les cabarets suisses ».

Sociologie de la transparence

Un récent post de Baptiste sur le concours Sciences sociales de l’ENS « got me thinking ». Je trouve très intéressante la démarche de Baptiste à propos des concours de recrutement des maîtres et maîtresses de conférence et des fonctionnaires stagiaires de l’ENS, qui cherche à donner aux candidats des informations sur la nature des procédures utilisées par les jurys. Cette stratégie du dévoilement apporte des informations cruciales sur la logique, légitime ou non, qui préside à la sélection et sur son organisation pratique.

Je suis frappé de la disproportion qui existe actuellement entre la collecte d’informations sur les personnes (où l’individu social est mis en fiche, filmé, positionné dans un espace de variables administratives suivant son sexe, sa nationalité, sa profession, son domicile, son statut matrimonial et professionnel) et le peu de renseignements disponibles sur les modalités de la collecte et de l’usage de ces informations. Cette asymétrie dans l’information est lourde de menaces et d’injustices. Une des mes amies, issue du Commonwealth, s’est vu refuser un Visa Schengen à cinq reprises. Le vecteur des différentes variables qui définit mon amie dans l’espace administratif est complètement positif : elle a un emploi stable, elle peut voyager sans problème dans les îles Britanniques, aux USA et dans la plupart des pays du monde. Mais pas dans l’espace Schengen. La dernière fois, elle a demandé en définitive ce qu’on lui reprochait — une information qu’aucune ambassade n’est tenue de fournir, ce que je trouve absolument anormal. Un employé de l’ambassade de France lui a finalement dit « en off » que la France avait peur qu’elle établisse un trafic de médicaments avec son pays d’origine, ce qui, quand on connaît la personne, ne manque pas de sel.

Il me semble que toute extension des informations collectées par les administrations devrait s’accompagner d’une information proportionnellement croissante sur les procédures de collecte et d’utilisation de ces informations. La transparence des individus pour l’administration doit s’accompagner d’une transparence de l’administration pour les individus. Or, on sent bien que l’administration et les pouvoirs publics sont très réticents à laisser ainsi tout regard extérieur, qu’il soit sociologique ou citoyen, analyser leurs procédures de décision et de gestion des individus ou des situations.

L’Angleterre est un endroit paradoxal pour ces questions. D’une part, c’est l’Etat européen où la vidéosurveillance des espaces publics est la plus développée. Mais c’est un Etat qui n’a pas de document unifié d’identité (pas de carte d’identité, par exemple : quand je vais faire une opération sur mon compte bancaire, on ne me demande jamais de document d’identité, d’où la thématique récurrente du « vol d’identité » dans les journaux). Par ailleurs, en Angleterre, la transparence des décisions publiques n’est pas prise à la légère : les pouvoirs publics doivent annoncer, dans des livres blancs, leurs intentions. Mais cela a un effet tout à fait étonnant si on regarde plus précisément la logique de communication sur les procédures effectivement employées: au lieu que les administrations jouent le jeu de la transparence, elles sont incitées à dissimuler leur logique procédurale en évitant la mise par écrit des procédures, en les laissant dans le flou et surtout, en refusant toute communication sur celles-ci en dehors des pratiques de dévoilement explicitement prévues par la législation. La force de Greenpeace en Angleterre s’explique en partie par son usage expert des dites procédures (notamment le Freedom of Information Act), qui force l’administration à communiquer les documents qui détaillent les procédures de décision. L’administration, en retour, pour éviter de s’exposer à des contestations juridiques, affiche une transparence « factice » tout en dissimulant sa propre logique procédurale. C’est patent dans tout ce qui concerne le nucléaire, où la politique de la transparence a conduit les industries comme les pouvoirs publics à de plus en plus d’opacité sur la logique réelle de la prise de décision.

Pimm’s, Pride and Prejudice

Grande promenade hier dans les jardins palladiens de Chatsworth, qui est l’endroit où la BBC va tourner quand elle a besoin de fastueux décors XVIIIe siècle — style « Pride and Prejudice ». Chatsworth, qui est à environ 35 minutes de voiture de Sheffield, dans le parc national du Peak District, est effectivement très très chic.

 

La devise sur la façade à gauche du bâtiment (cf. photo) est « Cavendo Tutus »… référence aux Cavendish, les propriétaires de Chatsworth. Le job de M. Cavendish, c’est d’être duc du Devonshire. Ca doit être redoutable, comme travail. M. Cavendish a épousé une des soeurs Mitford, famille noble fort connue en Angleterre, notamment pour la proximité de certains de ses membres avec Adolf Hitler. Mme Cavendish est la tante de Max Mosley, boss de la Fédération Internationale de l’Automobile et fils de Oswald Mosley, le leader fasciste britannique des années 1930.

Je faisais la remarque à mes camarades qu’en France, les plus belles demeures sont passées sous le contrôle de l’Etat (sauf exception), la faute à un évènement important de la fin du XVIIIe siècle. La noblesse française aujourd’hui est un pâle reflet de la noblesse britannique, qui est à la fois beaucoup plus riche et beaucoup plus pragmatique. À Chatsworth (contrairement à Chantilly par exemple, qui appartient à l’Institut), la marchandisation de l’endroit est totale : l’accès aux jardins est payant, il y a au moins trois endroits où manger à l’intérieur même du domaine et la boutique se fera un plaisir d’écouler des babioles fabriquées par de petites mains chinoises et qui n’ont rien à voir avec le domaine (qu’est-ce que viennent faire des faux masques vénitiens dans le tableau?).

Cela dit, les jardins sont somptueux, avec une profusion végétale incroyable et des nuances de vert à l’infini. Idéal pour siroter de la Pimm’s Lemonade, avec des vrais bouts de concombre dedans.

Une légère odeur de goudron…

S’il y a bien un truc que je n’ai jamais aimé aux Etats-Unis, c’est l’odeur des shampooings du commerce. L’odorat est probablement le sens qui a le moins subi la mondialisation. Autant les images, les couleurs, les sons sont susceptibles d’être rapidement diffusés, autant les goûts et les odeurs sont beaucoup moins facilement exportables tels quels. Il est bien connu que les cuisines « ethniques » font l’objet d’une adaptation aux goûts des marchés auxquels elles sont destinés (ce que déplore la reine du curry en Angleterre par exemple, Camellia Panjabi.) Quiconque s’est déjà morfondu devant la vitrine d’un traiteur chinois à Paris ne peut pas avoir le moindre doute à ce sujet (ouais, ouais, porc aigre douce… beuh). C’est dire que les goûts et les odeurs ne font pas simplement l’objet de préférences individuelles : ce sont des objets culturels, c’est-à-dire partagés et transmissibles. Et donc localisés spatialement.

A ce titre, les goûts et les odeurs ont une géographie. Aucun goût n’est universel, pas même la vanille, pourtant très populaire dans le monde occidental. Les fabricants normands de la pâte nutritionnelle Plumpy Nut s’en étaient avisés : les enfants africains à qui étaient destinés cet aliment thérapeutique n’aimaient pas son goût de vanille (pourtant un produit tropical). En revanche, comme beaucoup d’enfants à travers le monde, les enfants africains raffolent du goût de la cacahouète : même pour un produit destiné à lutter contre la sous-alimentation, le goût est important et Plumpy Nut a maintenant la cacahouète en héritage.

Les rédacteurs d’Espace et cultures avaient consacré à la géographie des odeurs un numéro spécial il y a quelques années. Périodiquement, on s’avise en effet que la géographie privilégie outrageusement le regard parmi les cinq sens et quelques courageux aventuriers de l’intellect se lancent dans une reconquête des géographies propres aux autres sens. J’ai le souvenir d’avoir lu il y a quelques années un article qui portait sur les « haptic spaces », c’est-à-dire les relations spatiales conçues par l’entremise du toucher. L’idée était bonne et faisait suite à la réintroduction du corps en géographie comme échelle d’analyse, interface sensorielle et objet politique. Mais malheureusement, cert article était surtout le prétexte à un monumental exercice de cuistrerie (mot pour lequel j’ai le plus grand mal à trouver une traduction exacte en anglais et qui me serait pourtant bien utile).

De temps en temps, une bizarrerie gustative ou olfactive me rappelle que culturellement, il existe aussi un divide franco-anglais au niveau du goût ou de l’odorat. Pour bien des Français, goûter à la Marmite (prononcer « Marmaïte ») est une expérience à la limite du bizutage, tellement ce goût de levure (yeast) est éloigné de nos habitudes. Les Anglais en raffolent, au point d’en parfumer les biscuits apéritifs (méfiez-vous si on vous propose des Twiglets avec un grand sourire : ces perfides Britanniques connaissent bien l’aversion française pour ce goût vraiment bizarre). J’ai récemment fait une expérience intéressante, qui permet de remettre l’odorat aussi en perspective historique (et pas simplement à la manière de Süsskind : il est trop simple de faire référence aux parfums, qui sont davantage susceptibles d’être exportés et donc, de faire l’objet d’un consensus culturel). Je me suis rendu compte qu’un autre best-seller olfactif en Angleterre, c’est le goudron. Je ne mens pas : cf. la photo ci-dessous, un savon acheté au supermarché du coin, parfumé au goudron.

Dans le même ordre d’idée, l’odeur phénolée du TCP (qui est aux Anglais ce que le mercurochrome est aux Français) est une véritable madeleine de Proust. Cela a eu cet effet sur la collègue avec laquelle je partage un bureau, un jour que, soignant une coupure, je baignais dans un nuage olfactif de TCP. Ca a instantanément évoqué chez elle ses égratignures enfantines, soignées avec ce vénérable antiseptique.